Sara Forestier
Sara Forestier. Elle trouve que son nom est passe-partout, alors elle emprunte celui de Bahia BenMahmoud pour Le nom des gens. Rencontre avec une actrice nature et généreuse.



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 (c) Ecran Noir 96 - 24



La première fois que j'ai croisé Gaby Dellal c'était sur la Piazza Grande à Locarno. Assise à mes côtés, elle regardait son film, en avant-première publique, au milieu de milliers de spectateurs, à ciel ouvert. Le ciel est surtout couvert en cet automne parisien. La journée n'est pas si belle. Un temps à ne pas traverser la Manche à la nage... Femme qui porte la culotte, comprend le français et ne se laisse pas mener en bateau, Gaby est accompagnée de Peter Mullan. Un homme bien. Fort accent écossais, chaque mot coupé au couteau, la voix rauque de celui qui a trop fumé et beaucoup bu, une allure prolo, on ne croirait pas que ce bonhomme a tourné avec Mel Gibson, Ken Loach et Ewan McGregor. Prix d'interprétation à Cannes (acteur), Lion d'or à Venise (réalisateur), Mullan est pourtant un homme simple, chaleureux, accueillant, vous proposant un café comme si vous étiez son ami, et portant un regard un peu mélancolique sur ce monde de paillettes et de frime qui ne lui ressemble pas...
Ecran Noir : Comment ce film est arrivé sur votre table, et pourquoi l'avez-vous accepté?




Gaby Dellal : Mon agent, j'étais malade à l'époque, j'étais souffrante. il m'a dit qu'il avait un scénario pour moi, alors qu'il ne représentait pas ce scénariste. C'est l'histoire qui traverse la Manche à la nage. Je n'étais vraiment emballée. Mais il insiste "lis-le, lis-le, j'ai été ému." J'ai appelé mon copain, nous avons joué quelques scènes en le lisant à voix haute et c'est comme ça que je me suis décidée.

EN : Le film parle d'un défi, celui de se reconstruire mais aussi celui de traverser une mer. Pour vous, quel était le défi?
GD : Le défi était de faire un film sur la natation qui n'était pas ennuyeux. Filmer quelqu'un qui nage est un pari car cela inquiète beaucoup les gens du cinéma, ce n'est pas particulièrement spectaculaire. Donc je voulais garder le pari physique mais de le mettre en parallèle avec un pari plus émotionnel, quelque chose de sentimental, qui tient à coeur, qui s'enchevêtre. Qui tien en équilibre. Il y avait un autre défi. Le script était un bon script. Mais il n'était pas très visuel. J'ai travaillé pendant deux ans avec le scénariste et on a essayé de le faire progresser cinématographiquement. Je pense qu'on a vraiment fait du très bon travail. Mais mon défi concernait la scène de cauchemar : comment la filmer, comment la faire passer à l'image? Sachant que pour moi, ce qui m' adonné cette pulsion à faire le projet c'était le souvenir de la noyade de l'enfant. Le souvenir de la perte de l'enfant, d'un événement absolument innommable, terrible, ce souvenir qui hante le personnage pendant tout le film...
Quand on écrit une scène de cauchemar, c'est écrit sur le papier, comment on le fait, comment on le filme? Sans parler par des fondus, par des images faciles, par des effets de caméra. Pendant le montage, j'avais des journées où je me disais "aujourd'hui je m'occupe du cauchemar". J'étais la seule à pouvoir le faire, à mettre en place, à trouver leur place aux images que j'avais tournées. J'étais la seule à savoir ce que j'allais en faire. C'était des petits bouts d'images, des tas de choses que j'avais tourné comme ça et mon travail consistait à la mettre en perspective, à trouver leur juste place, à les faire fonctionner ensemble avec le reste du film.

EN : Le cauchemar est lié au travail du deuil du père. Mais il y a aussi celui de la mère, du frère. L'une va sur les tombes, l'autre devient papa poule. Ces différences se situaient dans le scénario? Comment avez-vous abordé ces différentes approches de la mort?
GD : J'ai, en fait, souligner les différences des personnages notamment la manière dont ils effectuent ce travail de deuil. Brenda (Blethyn) dépose des fleurs sur la tombe de son enfant; si jamais j'avais filmer la scène telle qu'elle est écrite, on serait tombé dans un très grand sentimentalisme je crois. Le scénariste voulait même que l'enfant lui apparaisse. Je vois notre travail d'écriture, à partir du matériau original, comme "essayer d'en faire moins". D'essayer d'enlever le coeur et le sentimentalisme que les scénaristes, en général, mettent. On a beaucoup bougé les éléments : par exemple cette scène où elle va au cimetière, je voulais qu'on ne sache pas pourquoi au début, qu'on ne le voit pas. Pour moi cette scène pouvait se placer à différents moments du scénario.
Mais justement, ce n'est pas un enjeu pour le film qu'on sache ou pas qu'elle a perdu un enfant. Je n'ai pas voulu en faire un élément de suspens, du tout. C'était bien de l'insérer au début et de voir à la fin ce qui lui était arrivé. Je pense que pour le spectateur ce n'est pas très important qu'il comprenne tout de suite la perte de cet enfant; mais c'est de se plonger dans l'histoire et d'essayer de trouver comment on réagirait à cela. Brenda s'est beaucoup impliquée, allant chaque semaine au cimetière et elle voulait transmettre comme après de longues années on surpasse cette douleur là.

EN : Vous avez trois rôles dans ce film : celui d'un homme, celui d'un père, celui d'un mari. Dans les trois cas ça a l'air très difficile d'être un homme aujourd'hui, un père qui communique avec son fils, un mari après 30 ans de mariage... Alors, vous, comment voyez-vous l'homme dans le monde d'aujourd'hui?
Peter Mullan : Je crois qu'on vit surtout une époque transitoire. En Ecosse, il y a une génération de cela, il n'y avait pas un seul père qui embrasse ses enfants, qu'ils leur disent qu'ils les aiment. C'est ce qu'on retrouvait en fait dans tout le Royaume Uni, toutes classes confondues. Aujourd'hui, je ne connais pas un père qui ne suivent pas ses enfants à l'école, qui ne vivent pas de relations très tendres avec eux. Je suis donc assez optimiste sur tous les changements accomplis en si peu de temps. Même s'il reste beaucoup à faire. Même si on constate aujourd'hui, étrangement, qu'on se retrouve comme dans les années 40 au niveau des libertés publiques. Ca a évolué malgré tout, avec les enfants comme avec les femmes. Maintenant ce qui m'interroge énormément, pour en revenir à chez moi, la classe ouvrière écossaise, c'est de savoir pourquoi les homosexuels sont redevenus la cible, notamment, des quolibets et même des actions violentes. Je ne sais pas trop ce que cela signifie. Est-ce qu'ils pensent que les hommes ont perdu une sorte de masculinité? Est-ce qu'ils ne se sentent pas menacés? Mais il y a de plus en plus d'attentats homophobes (du gay bashing). Et je ne me l'explique pas. Deux de mes amis, hétéros, se sont fait agressés tandis qu'ils s'embrassaient pour se dire au revoir. On les a traité de pédale. Pour moi c'est une régression.

# EN : Vous êtes deux réalisateurs. Est-ce difficile d'être réalisatrice?
GD : Oui très difficile.

EN : Parce qu'il est lui-même réalisateur?
GD : Non il est resté un acteur avec moi! Mais c'est plus facile en France d'être réalisatrice. En Angleterre, aux USA et dans de nombreux pays, c'est assez compliqué. Pour moi, ça va, mais on ne donne pas la même chance aux femmes qu'aux hommes. Pourtant, je pense que c'est un processus d'équipe, d'entraide...

PM : Des cinq derniers films que j'ai fait comme acteur, quatre étaient réalisés par des femmes. Les choses changent; c'était impossible de dire cela il y a dix ans. Je pense qu'il n'y a pas de différence entre un réalisateur et une réalisatrice. La mise en scène est une question de personnalité, de personne, pas de sexe. Je trouve que le changement est beaucoup plus visible sur le poste de premier assistant, une sorte de grand régisseur général. Il doit respecter l'avancée du projet. Il vérifie que chaque jour on met en boîte chaque chose. C'est un rôle d'influence et d'autorité sur le plateau. Quand c'est un garçon qui fait ce boulot là, il a tendance à la faire "macho", masculine. Quand c'est une femme, et c'est encore plus rare qu'une femme soit première assistante, là les choses deviennent beaucoup plus calmes, beaucoup plus souples. Mais autrement au niveau des réalisateurs, on a des bons et des mauvais jours. Le sexe ne compte pas. Là où le sexisme est particulièrement vivace sur les plateaux c'est au niveau des postes techniques où chaque cas est réservé soit pour les hommes soit pour les femmes. Les costumes par exemple sont souvent des femmes, comme le maquillage, le script. En revanche la lumière et tous les départements techniques sont tenus par des hommes. Mais cela évolue. Souvent les femmes que l'on voit sur les plateaux anglais sont liées à la production ou sont les productrices. Je ne sais pas si elles sont exclues de ces postes ou si elles n'en ont pas envie mais les postes techniques sont "réservés".

EN : Et produire, réaliser un film en Angleterre est-ce plus ou moins facile qu'avant?
PM : Depuis Magdalene Sisters (Lion d'or à Venise, ndlr) qu'on a fait en 2001, c'est un peu toujours la même chose, il y a toujours très peu d'argent pour monter des films. Et il y a rarement des retours sur investissements. Beaucoup de jeunes perdent en espoir. A 29 ans ils ont fait leur premier films. Ils en auront 34 au moment du second. Alors ils vont en Amérique... Là bas il y a un côté assez moral du capitalisme : si jamais les gens sont intéressés ils vous le disent, il y a un contrat et il est fait pour faire de l'argent, du commerce. Alors qu'en Europe on travaille dans une logique de vieille école. Mais entre nous, même en Grande Bretagne, il y a des barrières linguistiques, des barrières de classe et parfois on se demande comment certains parviennent à financer leurs films; on se rend compte alors que telle personne fréquentait le même club, ou était à la même école. Le résultat est catastrophique et ce sont juste des connaissances qui ont permis d'aboutir à ça. Nous qui voulons faire des films plus humains, humanistes, avons énormément de mal à trouver les moyens de tourner.


   vincy