Sara Forestier
Sara Forestier. Elle trouve que son nom est passe-partout, alors elle emprunte celui de Bahia BenMahmoud pour Le nom des gens. Rencontre avec une actrice nature et généreuse.



Karim Aïnouz
Toni Servillo
Félix Dufour-Laperrière
Jayro Bustamente
Gilles Perret
Hélène Giraud
Ryusuke Hamaguchi
Rohena Gera







 (c) Ecran Noir 96 - 24





La conversation en ce jardin
Jean Claude Carrière a participé à l’écriture de six œuvres de Luis Bunuel : Le journal d’une femme de chambre, Belle de jour, La voie lactée, Le charme discret de la bourgeoisie, Le fantôme de la liberté et Cet obscur objet du désir. Comme un disciple, il s’est fait la promesse de ne jamais refuser une occasion d’évoquer l’œuvre de celui qui lui a tant donné pendant presque vingt ans et qu’il considère comme son Maître.
Imaginez une maison au cœur d’un jardin dans le quartier de Pigalle sous un soleil pâle d’hiver. Jean-Claude Carrière me conduit au sous-sol. Nous nous installons côte à côte dans un fauteuil confortable. Soudain, un chat noir bondit et glisse sur nos genoux, semble veiller sur cet entretien aux allures de conversation. Ce chat qui ronronne me rappelle le bestiaire symbolique si cher à Bunuel. Et si l’esprit du Maître flottait là et nous enveloppait ?...


EN : C’est le film le plus hitchcockien de Bunuel. Il y fait une apparition, le chignon de Catherine Deneuve rappelle celui de Kim Novak dans Vertigo, Séverine est frigide comme Marnie. La ligne pure et atemporelle des tenues d’Yves Saint-Laurent ressemblent à celles de Tippi Hedren dans Les oiseaux...
JCC : Hitchcock avait déclaré à un journaliste américain qui lui demandait quel metteur en scène il admirait : « À part moi, Bunuel.». Lors d’un déjeuner mythique à Hollywood, j’ai joué les traducteurs entre ces deux Maîtres. Hitchcock connaissait par cœur les films de Bunuel. Il admirait tout particulièrement la séquence de Tristana, adapté d’un roman de Benito Perez Galdos, où l’on découvre l’héroïne après son amputation. Elle joue du piano. La caméra descend sur son unique jambe, puis remonte sur le visage de Deneuve qui a adopté un masque de dureté. Tristana est devenue une autre femme.
Bunuel respectait aussi beaucoup le cinéma d’Hitchcock, mais il le traitait de starlette à cause de ses fameuses apparitions. Lorsque Luis est apparu dans Belle à jour, je lui ai déclaré : « Maintenant, il y a deux starlettes ! ». Ça l’a fait rire !
Au sujet des costumes du film, Catherine qui était très jeune voulait porter des mini jupes alors en vogue. Bunuel s’y opposait formellement. C’est moi qui ai eu l’idée de la rencontre entre Deneuve et Saint-Laurent. Et je pense que c’est la seule fois où Bunuel a assisté à un défilé de mode ! (rires) Yves Saint-Laurent avec son intelligence habituelle a fait un travail admirable. J’ai collaboré plusieurs fois avec lui et il a toujours fait preuve d’un sens théâtral et cinématographique inouï. Ce film est d’une grande beauté. Sans aucun calcul de mise en scène ou de photographie. Il tient le coup comme on dit...

EN : La voie lactée, Le charme discret de la bourgeoisie et Le fantôme de la liberté composent une trilogie. Celle de votre alliance avec Luis Bunuel, mais aussi avec le producteur Serge Silberman. Ces trois films sont libres et magiques car vous vous affranchissez de toutes les règles de narration, vous bousculez l’espace-temps...
JCC : Bunuel et moi avons mangé en tête à tête plus de deux milles fois. Nous avons connu un vrai rapport de couple ! (rires) La notion d’hérésie nous poursuivait l’un et l’autre depuis longtemps et nous souhaitions la traiter au cinéma. Le coup d’envoi de La voie lactée s’est produit à Cannes où nous avons vu La chinoise de Jean-Luc Godard. En rentrant à l’hôtel, Bunuel mi-séduit, mi-irrité me lance : « Eh bien, si c’est ça le cinéma d’aujourd’hui alors on peut le faire notre film sur les hérésies ! ».
J’ai dû alors réaliser un travail très difficile. Pendant six mois, j’ai regroupé un grand nombre de documentations pour revenir vers Bunuel avec un catalogue des hérésies. Je leur ai d’ailleurs trouvé un nouveau système de classifications qui a été publié dans Etudes, la revue éditée par les Jésuites depuis la fin du XVIIe siècle.
Si Serge Silberman et moi-même avons joué un rôle dans l’existence de Bunuel, c’est celui de l’avoir convaincu à faire encore des films. Peut-être sans nous deux, il aurait cessé le cinéma après l’interdiction de Viridiana en Espagne sous le régime de Franco. Il aurait pu se retirer et vivre très modestement. N’oubliez pas qu’il avait alors soixante-cinq ans, qu’il avait connu l’exil. En pleine force de l’âge, il n’avait pas pu tourner pendant une quinzaine d’années entre Terre sans pain et Gran Casino. Malgré tant d’adversités, Bunuel était demeuré un homme profondément bon, sans l’ombre d’une amertume.

EN : Une telle fidélité entre un cinéaste et un scénariste supposent des scénarios inachevés, des projets avortés...
JCC : Nous avons aussi écrit deux scénarios qui n’ont jamais été réalisés : une adaptation du Moine de Mathew Gregory Lewis qui n’a pu voir le jour pour des histoires de producteurs. Nous l’avons toujours regretté. Beaucoup plus tard, après Le charme discret de la bourgeoisie, nous avons adapté Là-bas de Karl Joris Huysmans sous le titre d’Une somptueuse cérémonie. En 1979, lors de l’écriture de sa seconde version, Bunuel a abandonné le projet et le cinéma par manque de force.
Il nous est arrivé aussi de ne pas poursuivre certaines histoires qui ne nous semblaient pas assez bonnes ou intéressantes. Dans ces cas, Silberman payait mon voyage et nos frais d’hôtel pour rien.

EN : La voie lactée se présente comme un roman picaresque...
JCC : C’est en 1967 que nous commençons son écriture dans un paradore decoré d’anges et de démons dans la Sierra de la Grenade. C’est un merveilleux automne. Pendant deux mois, nous demeurons seuls en pleine montagne au milieu des bouquetins et des chamois. Parfois, nous descendons au village à une dizaine de kilomètres pour prendre un café.
Silberman vient nous rejoindre à Madrid afin de lire la première version. Nous pensons qu’il va la refuser tant son traitement est singulier. Au bout d’une heure et demie, il revient et déclare : « J’ai beaucoup ri. Je fais le film !».
Serge connaissait alors un revers de fortune et était un peu fatigué. Bunuel et moi l’avons pris par le bras et lui avons conseillé de faire un séjour dans une très bonne maison que nous connaissions avec un personnel en blouse blanche qui prendrait grand soin de lui. Bref, nous le conduisions vers un asile tant son enthousiasme pour notre scénario nous éberluait !

EN : À la façon d’Hitchcock ou de Chabrol aujourd’hui, vos scénarios étaient très écrits et ne laissaient aucune place à l’improvisation...
JCC : Oui. Ils étaient écrits de façon très précise, mais sans aucune indication technique. Bunuel se réservait la place et les mouvements de caméra pendant les tournages. Il était un excellent caméraman et cadreur. Généralement, nous écrivions deux versions pour chaque film, parfois trois. Nous nous retrouvions pendant un ou deux mois pour travailler à la première mouture. Nous nous quittions pendant une période de même durée à peu près. Puis, nous nous reprenions et finalisions le scénario. Bunuel était un grand méditatif. Il y avait de longues plages de silence entre nous lors de nos séances de travail. Luis avait un grand besoin de solitude au quotidien. Il se réfugiait alors dans un bar où il pouvait réfléchir à souhait. Entre les films, il respectait des horaires très stricts de repas, de promenades et de méditations. Sur certaines photographies, je trouve qu’il ressemble à un lama bouddhiste...

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