Sara Forestier
Sara Forestier. Elle trouve que son nom est passe-partout, alors elle emprunte celui de Bahia BenMahmoud pour Le nom des gens. Rencontre avec une actrice nature et généreuse.



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 (c) Ecran Noir 96 - 24



Productrice, réalisatrice, scénariste et même actrice, Julia Solomonoff, 42 ans, est une des artistes les plus intéressantes du cinéma argentin, avec un regard profondément féminin. Elle aime les histoires de soeurs (elle l'avait déjà prouvé en 2005 avec Hermanas, son premier film de réalisatrice).
Ecran Noir : Pour commencer, une petite question sur le titre lui-même. Qu'est-ce que la Boyita exactement ?




Julia Solomonoff : La Boyita était une marque de roulotte et l'intérêt de ces roulottes, c'est qu'elles pouvaient flotter. La campagne de pub faite à l'époque était très sympa. Mes parents en avaient acheté une mais nous ne sommes jamais allés nulle part avec, la Boyita est juste restée au fond du jardin jusqu'à ce qu'un arbre tombe dessus et la coupe en deux lors d'une tempête. Mais cette Boyita c'était un peu l'idée de l'aventure en famille et c'était à l'époque, il y a une trentaine d'années, très populaire.

EN : À la lecture du synopsis, je m'attendais plutôt à un énième film sur la découverte de la sexualité. Au final, vous abordez un thème qui est très différent, un peu dur et même quelque peu tabou. Pourquoi avez-vous choisi ce thème ? Vous êtes-vous inspirée d'une histoire vraie ?
JS : Oui, c'est une histoire vraie que j'ai retravaillé sous l'angle de ma propre subjectivité. Quand j'avais à peu près l'âge de Jorgelina dans le film, ma mère, qui était gynécologue, travaillait dans un hôpital public et était confrontée à des gens avec peu de ressources, venant de la campagne. Elle a alors eu un cas très similaire. Lors d'un diner, elle parlait de ce cas avec mon père, qui lui était psychiatre. C'était très courant qu'ils parlent de leur travail à table mais cette histoire particulière m'a choquée, interpellée et rendue curieuse. C'est resté longtemps en moi comme une question puis en grandissant j'ai interrogé ma mère sur le sujet. Puis, quand j'ai décidé de faire le film j'ai essayé de retrouver cette personne en question. Je ne l'ai pas trouvée mais j'ai découvert d'autres choses. Je ne voulais pas faire un film documentaire sur ce cas-là précisément et je me suis aperçue, lors de mes différentes recherches médicales sur le sujet, que d'autres cas similaires existaient. J'ai donc fait beaucoup de recherches médicales mais j'ai vite réalisé qu'elles ne devaient pas faire partie du film. Je devais juste savoir suffisamment de choses pour pouvoir écrire le film mais ce n'était pas ce que je devais montrer dans le film. Ce qui a été important pour moi, c'était de savoir que ces cas dus à un dérèglement hormonal étaient plus communs au sein de sociétés endogamiques et isolées. Pour moi c'était parfait car je voulais travailler avec cette société allemande qui était un peu isolée et renfermée donc c'était la justification de ce choix. Mais je voulais aussi que ce ne soit pas trop évident comme sujet. C'est pour ça que j'ai choisi le regard plus discret et plus proche d'une enfant plutôt que celui d'un adulte. Je ne voulais pas, même si je suis d'accord avec le discours, faire un film militant sur la diversité sexuelle.

EN : Vous vouliez faire un film plus intimiste ?
JS : Oui, je voulais faire un film intimiste, plus poétique, plus ouvert. Je n'ai jamais réussi à raconter cette histoire du point de vue de Mario ou de celui d'un adulte et c'est pourquoi j'ai choisi, inconsciemment, le point de vue de Jorgelina.
Et mon film n'est finalement pas véritablement un film sur l'hermaphrodisme. C'est plutôt un film sur l'histoire d'une jeune fille qui découvre les changements du corps, la différence pas seulement sexuelle mais aussi sociale, de classes, culturelle. Elle réalise alors que ces choses sont déterminantes pour se construire. C'est également un film sur l'été, les heures mortes de l'été, les vacances, la chaleur, le corps et aussi un film avec un protagoniste qui a une identité (sexuelle) différente.

EN : Le film se déroule et l'intrigue se met en place lentement. Pourquoi ce choix de la lenteur ?
JS : Je voulais tout d'abord mettre en avant le regard de Jorgelina, sa curiosité face aux changements de sa grande soeur et ensuite seulement arrivé au changement de Mario car pour moi c'était plus important de suivre le film comme l'évolution du regard plutôt que comme un film sur un sujet choquant. Mon film ce n'est pas tant l'histoire de Mario mais plutôt comment l'autre réagit à ce qui est différent. Je voulais montrer ce que l'on pouvait apprendre de cette petite fille qui, pour moi, a une générosité et une curiosité supérieures à tous les savoirs des adultes. Je voulais aussi mettre en lumière la compassion et l'empathie de Jorgelina.

EN : Les deux personnages principaux sont deux enfants assez jeunes. Comment les avez-vous choisi ? Et comment avez-vous travaillé avec eux et abordé ce sujet qui peut être délicat pour des enfants ?
JS : C'était très différent avec les deux, Jorgelina et Mario.
Dans le cas de Tutto (Nicolas Treise qui interprète le rôle de Mario), j'ai vu une expo photos plusieurs années avant de faire ce film mais j'avais déjà l'histoire dans en tête. C'est un peu par hasard que j'ai vu cette exposition et c'est là que j'ai découvert cette communauté allemande dont les photos de Tutto et de sa famille (le père et huit enfants). Ils travaillent à la campagne. C'est une vie très rustique, très dure. J'ai donc demandé au photographe si je pouvais rencontrer cette famille. Ce qui m'a beaucoup aidé c'est qu'ils avaient déjà donné leur confiance au photographe et du coup la famille m'a également rapidement fait confiance. Pendant plusieurs années, alors que je ne savais pas si j'aurais l'argent nécessaire pour réaliser le film, je suis allée leur rendre visite sans beaucoup parler du film. Petit à petit j'ai commencé à réécrire le scenario avec Tutto en tête pour le personnage de Mario. Pour le père de Mario, je voulais que ce soit le vrai père de Tutto car il y avait beaucoup de choses très physiques qu'un acteur de la ville n'aurait pu faire. Mais jusqu'à trois jours avant le début du tournage, il ne m'avait toujours pas donné sa réponse. Avec Tutto, nous n'avons pas fait un vrai travail réalisatrice/acteur. On n'a pas fait beaucoup de répétitions, il fallait plutôt que je gagne sa confiance. C'est un enfant qui n'aime pas beaucoup parler. Ce qui était très compliqué avec Tutto c'est que son père, ne sachant pas lire, ne pouvait donc pas lire le scenario et comme Tutto était mineur, c'était important pour moi qu'un parent donne son accord quant au scenario. Dans le cas de Jorgelina, ses parents ont lu le scenario qu'ils ont approuvé donc c'était un peu plus rassurant pour moi.
Avec Jorgelina, c'était très différent. Son père est médecin endocrinologue donc il connait très bien la question de l'hermaphrodisme et sa mère est psychologue. Pour le personnage de Jorgelina on a fait des castings pendant trois mois dans deux villes différentes et on a vu près de trois cent jeunes filles. J'ai vu Guadalupe Alonso dans les dernières. Elle n'était pas exactement ce que je recherchais. Je cherchais une enfant un peu plus robuste, un peu plus masculine. Quand je l'ai vue je l'ai trouvée un peu trop urbaine et trop fragile mais elle avait une façon très personnelle de regarder la caméra qui m'a convaincu. On voyait alors qu'elle était très sensible et très intelligente.
Avant le tournage on a fait se rencontrer Tutto et Guadalupe durant une semaine. On a fait des jeux. J'ai été beaucoup aidée par Maria Laura Berch, la coach. Avec elle, on n'a pas vraiment fait de répétitions mais on a mis en place des situations similaires au scenario pour voir la réaction des deux enfants.

EN : Dans la réalité, le père de Mario est également le père de Tutto or leurs relations dans le film sont dures. Comment cela s'est-il passé durant le tournage ?
JS : Les liens qu'ils ont en réalité ne sont pas du tout violents, très secs mais pas violents. Une chose qui m'a beaucoup attiré lorsque j'ai fait le casting c'est qu'il y a très peu de mots dits entre eux mais il y a un mécanisme qui fait qu'ils se comprennent très bien et ont une personnalité très proche, à la différence du film.
Il est important de savoir que dans le film ils jouent, ce n'est pas un documentaire. Ca c'était une dimension fondamentale que je voulais m'assurer qu'ils comprennent bien. Comme ils n'étaient jamais allés au cinéma je voulais m'assurer qu'ils comprenaient bien que ce qu'ils voyaient à la télé ce n'était pas la réalité. Maria Laura Berch est donc allée les voir avec un lecteur dvd et un choix de différents films. Puis elle a emmené Tutto louer un film. Il a choisi un film d'action très violent mais c'était très intéressant afin qu'il soit bien sûr que le film n'était pas la réalité, que c'était une fiction. Une fois cela bien clair, on a pu ensuite faire ce qu'on voulait puisque c'était une fiction.

EN : Et sur le tournage avec les enfants et la question de l'hermaphrodisme...
JS : Lors de mes recherches médicales, j'ai beaucoup travaillé avec une psychiatre. Je voulais savoir ce qu'il fallait dire à un enfant qui est dans le cas de Mario, comment lui expliquer. Et elle m'a rétorqué « rien ». Tu attends ses questions et tu y réponds. Tu ne dois pas être irresponsable avec l'information. Elle m'a dit une chose très importante pour moi. On peut en effet penser que c'est bien de dire toute la vérité mais il faut savoir qu'on peut aussi faire beaucoup de mal en la disant alors il faut quelque peu préserver les enfants et seulement répondre aux questions qu'ils se posent sans donner d'informations qu'ils ne recherchent pas. C'est donc comme ça qu'on a fait le film. Guadalupe était plutôt curieuse mais ne savait pas vraiment ce qu'avait Mario. Lui était plus réservé. En tout cas, tous les deux savaient que s'il y avait quelque chose qu'ils ne voulaient pas faire il ne fallait pas hésiter à me le dire et que s'ils voulaient savoir quelque chose ils pouvaient me demander. Mais au final ils ne posaient pas beaucoup de questions. Alors on a fait tout le film comme ça, se demandant ce qu'ils comprenaient. C'était un peu un mystère et à la fois une grande responsabilité pour moi.

EN : Quelle a été leur réaction lorsqu'ils ont vu le film ?
JS : Lorsque le film a été fini, j'étais très nerveuse car je ne savais pas quelle réaction allait être celle de Tutto et de son père. J'ai donc organisé une séance avec l'aide du photographe de l'exposition. Mais le jour de la séance, le père de Tutto a dû partir pêcher. Tutto est alors venu avec ses frères et soeurs. À la fin de la séance ils avaient tous aimé. J'ai alors proposé à Mario de m'accompagner lors d'un festival à Buenos Aires où le film allait être présenté. Il est venu avec tous ses frères et soeurs mais sans son père. Le public a très bien réagi et Tutto était très ému. Mais le père n'avait toujours pas vu le film. Du coup, j'ai organisé une séance à domicile dans un cinéma fermé depuis de nombreuses années et qui avait appartenu au grand-père du photographe. La séance était complète, avec chiens et bébés. Le père a alors vu le film et ça s'est très bien passé. De plus, la communauté a été très fière du film et ça, c'était important pour moi.

EN : Le sujet peut paraître assez dramatique et pourtant vous l'abordez sur un ton plutôt léger...
JS : C'est un piège de voir ce thème et cette histoire comme une tragédie. C'est un piège dangereux. Et c'est pour ça qu'il était important pour moi de le voir à travers les yeux d'une petite fille qui, elle, est capable de voir ça comme une chose presque naturelle. Il est alors ici question de la normalité et finalement de savoir si « être normal » veut réellement dire quelque chose?
Il aurait été très facile de tomber dans la tragédie avec ce thème. Mais pour moi, ce que l'art peut faire, c'est donner de nouvelles réponses à de vieux problèmes et l'enfance permet justement de poser la question sous un nouvel angle. La différence entre un garçon et une fille est-elle si claire ? Cette différence n'est-elle pas un peu plus floue que ce que l'on dit ? Et si finalement on acceptait ça on serait mieux. Je ne voulais donc pas dramatiser et au contraire je voulais que l'on voit cette histoire comme un non-drame. Je souhaitais aussi montrer que le discours médical et biologique sur la différence entre les sexes est un discours parmi d'autres. Ce n'est pas juste X ou Y qui fait ce que l'on est mais c'est une construction qui évolue au fur et à mesure. Je ne voulais pas être légère avec quelque chose qui est très sérieux mais je ne voulais pas non plus rendre tragique quelque chose qui ne doit pas forcément l'être.

EN : C'était donc plus facile de passer par le regard de l'enfant...
JS : Exactement. C'est la raison, inconsciente, pour laquelle je désirais absolument avoir le regard d'un enfant et non celui d'un adulte car l'enfance a moins de préjugés et est capable d'accepter qu'elle ne sait pas ou ne comprend pas.

EN : La dernière phrase du film, prononcée par Jorgelina, est « c'est une question d'intimité ». Cette notion d'intimité est très forte dans le film...
Ici l'intimité est très différente selon les regards. Pour la mère le secret doit être gardé par peur alors que pour Jorgelina il s'agit plus de garder ce secret comme un trésor. Son secret est donc l'inverse de celui que veut garder sa mère. Jorgelina souhaite garder le secret par respect pour Mario et parce qu'elle sait également que tout le monde ne comprendra pas.

EN : Vous avez dit que vous vous étiez quelque peu inspiré d'une anecdote de votre enfance pour ce film. Peut-on donc voir un peu de vous en Jorgelina ?
JS : Oui mais Jorgelina est mieux que moi. Elle est l'héroïne du film, elle a beaucoup de choses de moi mais dans une version améliorée (rires)

EN : Le film a été présenté dans de nombreux festivals et a reçu beaucoup de prix. Que ressentez-vous vis-à-vis de cela ?
JS : Je suis très contente. Les choses ont commencé à décoller quand je ne m'y attendais plus vraiment. La première année a été moins fulgurante que la deuxième, est c'est assez rare. Le film est sorti en Argentine en 2009 et en 2010 le film s'est vraiment envolé. Je crois que c'est un film qui prend son temps et j'en suis ravie. Le film grandit un peu sans moi, il fait sa vie tout seul.
Le film a un peu pâti, au début, de sa comparaison avec XY de Lucia Puenzo. Mais par la suite, les gens ont réalisé que c'était deux films différents. Tous les prix sont alors venus en 2010. J'ai été très surprise lorsqu'on m'a annoncé sa sélection à Cannes (Écrans Juniors) pour l'édition 2010. J'ai alors appris que le film avait une vie plus longue que simplement les premiers festivals dans lesquels il était présenté et ça me rend très optimiste.


   Morgane