Sara Forestier
Sara Forestier. Elle trouve que son nom est passe-partout, alors elle emprunte celui de Bahia BenMahmoud pour Le nom des gens. Rencontre avec une actrice nature et généreuse.



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 (c) Ecran Noir 96 - 24



Lorenzo Vigas parle parfaitement le français. Charmant et charmeur, il fait le tour du monde pour défendre son film, Desde Alla (Les amants de Caracas), Lion d'or à Venise, dès son premier long métrage. Loin du Venezuela et du Mexique, le cinéaste aime justifier ses choix filmiques tout comme il aime rappeler ce qu'est le Venezuela contemporain, loin de tout romantisme ou tropisme idéologique. Avec un regard affûté, il observe ce monde violent, toujours dominé par le "père", et oubliant le peuple.
Ecran Noir: Comment avez-vous vécu le Lion d'or que vous avez reçu à Venise pour votre premier long métrage?




Lornezo Vigas: C’était le premier film vénézuélien en compétition à Venise. J’étais le réalisateur le moins connu. C’était une grande surprise merveilleuse de gagner le Lion d’or était aussi une satisfaction. Après la projection officielle, on a senti que tout changeait, l’énergie était décuplée.

EN: Il y a une énorme différence entre le titre original et sa traduction française...
LV: Desde Alla, « de loin », illustre la distance émotionnelle du personnage principal, est plus fidèle au film. Mais j’aime bien le titre français, il y a quelque chose de romanesque, d’exotique. Le contraste est intéressant. L’idée est quand même de séduire un public pour qu’il vienne en salle.

EN: La première chose qui frappe en voyant votre film, c'est sa violence psychologique, davantage que sa violence physique
LV: C’est une autre violence qui s’est installée à Caracas. C’est le reflet de ce qui se passe au Venezuela en ce moment, où le dialogue s’est coupé entre le gouvernement et le peuple, mais aussi entre les différentes classes. Cette coupure génère une tension très forte et on la ressent dans le film. C’est une violence contenue, prête à exploser. Mais je n’ai pas fait le film en pensant à ça, en voulant faire un commentaire politique. Je l’ai écrite au Mexique mais j’ai vite pris conscience qu’il fallait tourner au Venezuela parce qu’il y avait cette tension qui était intéressante à filmer.

EN: Sans vouloir forcément montrer les actes criminels de Caracas...
LV: Je n’ai pas voulu montrer la violence réelle du pays. Ni la violence sociale, ni celle plus criminelle. La violence la plus forte du film c’est cette incapacité d’aimer. C’est une violence plus contenue, plus psychologique. C’est ça qui m’importait.

EN: Il s'agit même d'un film psychanalytique.
LV: C’est un film psychanalytique. L’idée était avant tout de réunir deux hommes, avec l’absence du père, et qui s’unissent par une grande carence affective. C’est aussi une histoire de pouvoir et de contrôle. En Amérique latine, et notamment au Venezuela, c’est très important d’être le dominateur, le macho, le mâle alpha. Dans les quartiers populaires, c’est important d’être le malandro, le voyou dominant. Alors quand un de ces malandro rencontre un homme, qui n’est pas vraiment homosexuel mais qui a une sexualité différente, il ne voit en premier que son infériorité, son appartenance à une minorité. Mais au fur et à mesure du film, il se rend compte qu’il est mille fois plus dominant. Il y a une scène très importante dans le film, c’est celle du coup de poignard. Tout change à partir de là. Armando apparaît comme le plus fort. Pour moi, tout bascule avec cette séquence. Mon film est une critique de cette culture machiste latino-américaine. Et puis évidemment, il y a cette culture "homophobique" sur ce continent où beaucoup de mères préfèrent que leur fils soit un criminel plutôt qu’un homosexuel. Alors, oui il y a les lois qui autorisent le mariage entre homosexuels dans la plupart des pays du continent, mais la réalité, notamment dans les quartiers pauvres, c’est que l’homophobie est encore très présente. C’est pour ça qu’Elder est rejeté. Pour lui, en plus, la société, le regard des autres est important. Alors qu’Armando, il est déconnecté, il n’a pas ce problème social.

EN: Ça s'illustre d'ailleurs dans votre choix scénographique: une rue bouillonnante, toujours vive, et l'appartement d'Armando, où tout est statique, vieux...
LV: J’ai voulu ce contraste. C’est le monde d’Armando, son appartement, son atelier de prothésiste dentaire. Dans la rue, au contraire, le monde n’existe pas. C’est un fantôme. Il y a beaucoup de plans où il est flou, où la profondeur de champs est très courte. Je voulais qu’on sente, même quand il est physiquement dans la ville, que ses sentiments sont dans le passé, les souvenirs de sa mère et de son père. Il est déconnecté. Alors que chez lui, il est en contrôle, il est dans un appartement figé dans le temps, où rien n’a été touché en quarante ans. Quand je tournais dans la rue, je ne voulais pas que ce soit « maîtrisé ». On filmait sur le vif, avec la foule. C’était difficile, sans doute plus long. Mais je voulais ce chaos de Caracas pour accentuer le contraste avec l’univers d’Armando.

EN: Et pourquoi en avoir fait un prothésiste dentaire?
LV: J’étais dans la rue et j’ai vu une petite boutique de prothèses dentaires et ça m’a frappé. A ce moment là, je ne savais pas, dans le scénario, quel serait le métier d’Armando. L’image des dents m’a marqué. C’est devenu logique ensuite. Il ne pouvait pas avoir un travail social, il fallait un travail solitaire. Et puis les dents c’est l’image de la mort. C’est ce qu’il reste de nous même mille ans après. Les dents introduisent l’idée que quelqu’un peut mourir.

EN: Sans révéler la fin, aviez-vous cet épilogue brutal et injuste en tête dès que vous avez commencé à écrire?
LV: J’ai toujours su que c’était cette fin. C’était la seule fin possible. Armando n’est pas un monstre mais il a peur de l’amour, parce qu’il ne sait pas comment gérer ses sentiments, parce qu’il n’a pas les moyens d’aimer. Même si cela conduit à un épilogue terrible.

EN: Ils ont quand même ce talent de savoir se servir de leurs mains pour leur métier, mais de ne pas savoir s'en servir dans leurs rapports humains...
LV: Ils sont absolument différents, ils ne sont pas dans la même classe sociale, pas de la même génération. Armando n’a pas la capacité d’avoir des sentiments pour les gens, c’est un handicapé émotionnel. Et Elder est au contraire très chaleureux, très venezuelien. Mais ils ont des choses en commun : ils ont en effet un métier manuel mais ils ont aussi l’absence du père qui les relie.

EN: Il y a aussi l'absence d'émotions, de sensations qui dictent leurs actes...
LV: Tout à fait. J’avais un scénario, avant celui-là, qui ne s’est jamais réalisé, avec un personnage autiste. Armando est un peu autiste finalement. Il n’aime pas qu’on le touche et il n’aime pas toucher. C’est pour ça qu’il est voyeur. Il a un complexe virginal quelque part. Lui n’a pas franchit le cap où l’on découvre le corps, le sien et celui de l’autre. Son plaisir est donc lié à la distance par rapport à l’autre. Il ne peut pas trouver du plaisir en touchant l’autre. C’est ça aussi qui déclenche la relation entre Armando et Elder. Elder n’accepte pas le contrat de se déshabiller devant Armando. Il a une réaction violente en le frappant. Mais du coup Armando a enfin un contact physique. Ça le perturbe et c’est pour ça que, malgré le danger, il recherche Elder malgré le fait qu'il l'ait battu et volé.

EN: Pourquoi avoir été cherché une star chilienne comme Alfredo Castro, acteur fidèle à Pablo Larrain?
LV: On veut être entouré des meilleurs quand on fait un film. C’est une grande responsabilité, beaucoup d’argent. J’ai fait un casting de six mois au Venezuela et je n’ai pas trouvé « mon » acteur. Il y a des acteurs merveilleux, jeunes ou plus vieux, mais pas dans l’âge d’Almando. Alors j’ai contacté l’un des meilleurs acteurs latino-américains. Et j’ai eu de la chance : il a aimé mon scénario, il a accepté de venir tourner au Venezuela. Pour le rôle d’Elder, j’ai procédé différemment. J’ai vu une photo de lui – il voulait être acteur -, je l’ai rencontré. Luis a une histoire assez similaire à celle de son personnage. Il vient aussi d’un quartier très pauvre, son père a été tué par la police. Et en plus il a un talent énorme. Il n’a jamais joué avant. J’ai parlé avec lui, sans caméra et ça a été évident. Il a une beauté exceptionnelle, à la Brando, une expressivité, une intelligence.

EN: Tourner au Venezuela, ça doit être compliqué avec la crise économique du pays?
LV: Tourner au Venezuela, c’est de pire en pire. Il y a un centre qui dépend du gouvernement, qui produit des films de propagande. Mais il reste un centre indépendant (CNAC, Centro Nacional Autonomo de Cinematografia, ndlr) qui parvient à produire dix films par an, difficilement. Il y a une telle inflation que d’une semaine sur l’autre l’argent peut être dévaluée et sa valeur divisée par deux. Cette inflation rend les gens très pauvres et entraînent d’ailleurs des situations comme la prostitution de jeunes dont profite Armando.

EN: Le père est une obsession spectrale dans votre film, mais on sent aussi qu'il s'agit d'un modèle incontournable que ce soit en politique, dans la famille...
LV: Oui et d'ailleurs c’est le deuxième épisode de ma trilogie sur le père, après mon court métrage Los elefantes nunca olvidan, qui date de 2004 et qui était à Cannes. Et là je prépare un film au Mexique, qui s’appelle La boîte, qui complètera ce thème. J’ai cette obsession du père, en Amérique latine. Le père n’est jamais là et le pouvoir est incarné par un père comme repère.


   vincy