Sara Forestier
Sara Forestier. Elle trouve que son nom est passe-partout, alors elle emprunte celui de Bahia BenMahmoud pour Le nom des gens. Rencontre avec une actrice nature et généreuse.



Karim Aïnouz
Toni Servillo
Félix Dufour-Laperrière
Jayro Bustamente
Gilles Perret
Hélène Giraud
Ryusuke Hamaguchi
Rohena Gera







 (c) Ecran Noir 96 - 24



C'est d'ores et déjà l'un des plus beaux films de l'année 2019 : Ville neuve de Félix Dufour-Laperrière est un premier long métrage d’animation qui mêle les enjeux intimes aux aspirations collectives pour parler de ces possibles qui sont à portée de main, et qui même s’ils n’adviendront peut-être jamais, changent nos vies et la manière dont on les perçoit.

Entièrement réalisé à l’encre et au lavis sur papier, en noir et blanc, ce qui représente environ 80 000 dessins, il impose sa singularité en empruntant ce que l'on aime tant au court métrage d'animation d'auteur : une liberté, une inventivité et une audace qui lui permettent de se jouer des codes traditionnels de la narration, et d'expérimenter des effets de mise en scène tantôt minimalistes, tantôt ultra-sophistiqués, comme un long plan-séquence dans les rues de Montréal.

De passage à Annecy, puis à Paris, pour accompagner la sortie du film, le réalisateur nous a parlé de la genèse du film, librement inspiré d’une nouvelle de Raymond Carver, ainsi que ses choix formels, mais aussi de la politique québécoise, et de ses projets à venir.

EN : Ca donne aussi une identité singulière et personnelle au film, parce que c’est rare de voir des longs métrages qui sont faits comme ça, avec cette épure.

FDL : C’est un langage qui vient du court métrage.C’est de là que je viens. C’est là que l’animation trouve ses lettres de noblesse. Il y a quelque chose de très libre, de très exploratoire. Je trouve qu’il y a une prégnance des images, aussi. Souvent, le long métrage s’empêtre dans des “click and fill” assez ennuyeux à l’écran. J’aime mieux les techniques plus artisanales. Quelque chose de moins précis, de plus incertain. C’est souvent un peu trop “propret” l’animation de long métrage. Moi j’aime quand c’est un peu sale. Quand ça rejoue l’artificialité de l’image, mais en lui redonnant une capacité d’évocation qui est autre.

EN : Le court métrage d’animation est tellement riche ! Mais cette richesse a beaucoup de mal à passer dans le long.

FDL : C’est une question d’économie, aussi. Quand on compare : un court métrage de six ou sept minutes, ça se fait quand même à 200 ou 250 mille euros. Quand on monte à cinq millions, ce sont des logiques de production plus structurées, plus hiérarchiques... Ville neuve a été fait avec un million, et le prochain je le fais avec 415 000 euros parce que c’est super exploratoire, donc je le produis moi-même. C’est un film d’atelier : on est dix, on travaille pendant deux ans, tout le monde est payé pareil. Au bout de deux ans, on sort le film.

EN : Vous parliez de hiérarchie. Est-ce qu’il a parfois fallu vous battre pour réussir à imposer vos idées ?

FDL :J’ai eu une stricte liberté éditoriale. A 100%. Au Québec, la liberté éditoriale des réalisateurs ou réalisatrices est très protégée. Hormis dans des contextes vraiment très commerciaux. Sinon le réalisateur est responsable. Parfois, il chute, et ne se relève pas toujours, mais les boîtes de production continuent. C’est nous qui portons la responsabilité.

EN : Comment est né le long plan-séquence dans la rue, entre la mère et le fils ?

FDL :C’est plus compliqué que ça en a l’air, parce que c’est effectivement très long : ça dure deux minutes et demi. Le choix de faire cette scène en plan-séquence, c’est le plaisir d’essayer, et d’assumer la durée. Et puis je n’aime pas couper pour rien. Je ne vais pas couper sur la main de quelqu’un s’il n’y a pas un sens à ça ! Je n’aime pas les plans de coupe qui servent juste à monter. C’est utile en télévision, mais au cinéma, et surtout en animation, comme on contrôle la mise en scène, on n’est pas dans la gestion des prises de fiction. J’ai donc tenu le plan-séquence, mais c’était assez compliqué parce qu’on n’avait pas le temps de tout animer sur une seule feuille, donc on a séparé la tête, les corps... J’ai fait de longs décors qui défilent. Le plan part d’un espace assez réaliste, peu à peu le son de la ville s’estompe, protège l’intimité des personnages, puis le collectif reprend le dessus graphiquement, vient se superposer aux personnages. Leur dialogue les amène à s'insérer dans la réalité, dans le collectif. C’est comme si le politique reprenait ses droits l’espace d’un instant.

Mais j’assume complètement la durée. Je n’ai pas de problème au cinéma avec le fait d’avoir du temps pour moi. J’aime beaucoup le cinéma de Lav Diaz, par exemple. L’important ce n’est pas d’être toujours happé par quelque chose. J’aime faire des allers-retours : adhérer d’avantage par moments, puis être plus en recul à d’autres. On n’est pas obligé d’être toujours soutenu dans une tension continue.

EN : Aviez-vous conscience de la manière dont le film allait être reçu, comme une oeuvre qui ose enfin formellement ce qui semble habituellement interdit, ou impossible, dans le long métrage d'animation ?

FDL : J’ai fait le film sans arrière-pensée. Je n’ai pas de plan de carrière, évidemment. Je fais des films, c’est ma façon de vivre ma vie. Je prends un grand plaisir à faire des longs métrages. Ville neuve est mon premier, mais j’ai adoré ça, j’en fais un deuxième en ce moment… J’adore travailler en équipe. Je travaille avec des gens que j’apprécie, on est comme une bande. Il y a beaucoup de jeunes qui m’apprennent des trucs, c’est très stimulant. Je le fais aussi pour ça. Donc non je n’avais pas de plans... Mais ce que je savais dès le départ, c’est que je n’allais pas faire de concession. La vie est trop courte pour ça.

EN : Le film rend hommage à Andreï Roublev de Tarkovski...

FDL : Ca m’intimide un peu, car on ne peut presque pas citer Tarkovski, c’est trop évident… mais je l’ai fait quand même. Un peu par naïveté, peut-être, et évidemment par grande affection, mais aussi par clin d’oeil. Dans Andreï Roublev, Tarkovski aborde la question de la foi, de la possibilité de l’art. C’est un registre supérieur, métaphysique, des questions qui sont abordées dans le film dans d’autres registres : d’une part un registre intime, subjectif, amoureux, et de l’autre un registre collectif, politique, commun. J’ai l’impression que ce sont des idéaux qui se déploient dans des registres différents, mais qui sont très voisins : idéaux artistiques, esthétiques, ou liés à la foi, les idéaux collectifs, politiques, les idéaux amoureux, filiaux, amicaux, il y a une certaine continuité. Ils se répondent. C’est pour ça que c’est un clin d'oeil. Je trouvais que ça jetait une belle lumière sur le film. En plus, la scène de la cloche est une de mes scènes de cinéma favorite. C’est un film très romantique, ce mysticisme-là, cette mise en scène turbulente… c’est extraordinaire !

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