Sara Forestier
Sara Forestier. Elle trouve que son nom est passe-partout, alors elle emprunte celui de Bahia BenMahmoud pour Le nom des gens. Rencontre avec une actrice nature et généreuse.



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 (c) Ecran Noir 96 - 24





Rencontre avec Maria de Medeiros, en plein Festival de Cannes, où elle était venue présenter sa première réalisation dans le cadre de la sélection Un certain regard...
Ecran Noir : Comment avez vous concilié vos trois casquettes de productrice, réalisatrice et actrice sur le tournage ?





Maria de Medeiros : C'est un peu compliqué parce qu'il y avait une logistique importante à gérer pendant le tournage. Je n'avais pas l'intention de tourner comme actrice, j'avais même envie de faire tourner d'autres actrices. Mais pour des raisons de disponibilités, de co-production, etc… j'ai finit par faire le rôle. C'était intéressant. J'étais heureuse avec ce rôle plein de contradictions, d'ambiguïtés, … les gens sont comme ça, pas faits d'une seule pièce. Ce qui fait croire que c'est d'ailleurs un rôle un peu antipathique que j'ai eu beaucoup de plaisir à défendre. Mais, parfois, c'était un peu compliqué de gérer la figuration et les blindés et puis de me concentrer sur ma petite larme, et d'être un peu subtile en jouant.

EN : Ce film se passe durant la Révolution des œillets au Portugal. Avez-vous effectué un grand travail de recherche, de documentation, avez-vous rencontré des protagonistes de l'époque ?

MDM : Ce film a couvert une très longue période de documentation et de recherche. J'ai commencé les recherches il y a 13 ans à peu près. J'avais 21 ans quand j'ai été rencontré pour la première fois le véritable Capitaine Maya dans sa caserne. C'était un homme très bourru, très discret, très pince-sans-rire et j'y étais allée avec une copine, qui est d'ailleurs la metteur en scène, Teresa Villaverde. On était deux gamines qui rentraient dans une caserne - à l'époque il n'y avait pas de filles dans les casernes ! - ça a provoqué tout un bouleversement ; eux étaient intimidés, nous étions intimidés, c'était assez comique. Mais Maya, curieusement, m'a immédiatement fait confiance et il m'a donné des documents qui étaient alors inédits - maintenant qu'il est mort, ça a été publié - et donc précieux. Ils décrivaient son expérience de la Guerre coloniale et son expérience au jour le jour de la Révolution. C'est là que je suis tombé en arrêt devant ses textes qui étaient tellement cinématographiques que je me suis rendu compte qu'il y avait de quoi faire un film. Ces textes étaient tout à la fois très drôles , très imagés. J'ai compris la particularité de cette révolution qui ne ressemble à rien d'autre.

EN : Les acteurs viennent d'Italie, du Portugal, de France. Etait-ce une volonté de casting européen ?

MDM : Pour moi c'était très important de raconter cette histoire comme un conte universel, pour raconter au monde cette histoire très particulière. Les Portugais la connaissent déjà assez bien, même si ils ne connaissent sûrement pas tous les détails. C'est une histoire pour le monde entier, donc c'était important de travailler avec des acteurs d'autres nationalités. Je sais que cette révolution a eu une grande répercussion en Europe à l'époque ; ça a créé un véritable tourisme politique. Les gens y sont allés pour aller voir le vent de liberté, le vent de révolution. J'ai donc fait participer des techniciens et des acteurs de divers pays. J'avais beaucoup travaillé avec Frédéric Piro, et je pensais que c'était la bonne personnalité pour ce rôle ; Emmanuel Sallinger est un grand ami et quelqu'un que j'admire beaucoup. Et puis j'ai eu de bonnes surprises de découvrir les autres acteurs.

EN : Vous êtes déjà venu à Cannes en tant qu'actrice…

MDM : Tout à fait. Je suis venue pour d'autres occasions. Pulp Fiction avait été un moment de grande émotion ici. Cannes est une opportunité fantastique pour un film, et en particulier pour un premier film. Je trouve que c'est fabuleux d'avoir un public aussi varié pour le film. C'est peut-être ce qui m'émeut le plus. Cette histoire que je souhaitais universelle trouve un public universel. C'est différent de venir ici comme metteur en scène. Je suis plus heureuse que lorsque je suis actrice.

EN : Avant la Révolution des Œillets, on a l'impression dans le film, qu'on étouffait au Portugal. Après ils ont appris à respirer… Respire-t-on toujours aussi bien maintenant ?

MDM : Je pense que ce qui s'est vécu au Portugal a été un moment d'intense de liberté parce que cette révolution a eu lieu dans un cadre - à mon sens évidemment - de guerre froide. Les deux blocs s'affrontaient de manière très codée, comme une guerre peut l'être. Ces Capitaines l'ont fait en toute liberté parce qu'ils n'étaient aux ordres d'aucun bloc. C'était simplement un ras le bol personnel et moral contre les horreurs de cette longue guerre coloniale en Afrique. Il y avait vraiment un sentiment de nécessité de justice sans aucun contrôle extérieur. Ils ont même réussi à provoquer la perplexité et un certain effroi chez ses deux blocs. Mais comme dans toutes les révolutions, cette liberté ne dure qu'un temps assez court. Parce qu'après les luttes politiques reprennent leur cours, leurs droits. Après, il y a eu un an de chaos au Portugal. Je pense que ça reste d'actualité très forte aujourd'hui alors qu'on est affranchit des blocs et des grandes idéologies pesantes ; et on est peut être plus libre que jamais de penser une société plus juste.

EN : On a le sentiment que les Capitaines se sont fait volés leur révolution par l'élite.

MDM : D'un côté c'est vrai. Mais de l'autre, je pense que leur grandeur est exactement l'acceptation de ça. Ce que j'admire en eux c'est leur manque d'ambition personnelle et d'accepter d'être entraînés dans le flot de ce qu'ils ont provoqués. J'ai une lecture un peu " gorbatchévienne " de leur histoire. Un peu comme Gorbatchev, ils ont déclenché une situation qui nécessairement les écartés. C'est dans cette acceptation qu'ils savent que ce qu'ils sont en train de faire ne leur apportera rien mais c'est une offrande ; c'est dans la générosité de cet acte qu'il y a vraiment des héros à mes yeux.

EN : Quel est leur statut finalement par rapport à l'Histoire ?

MDM : Vous savez ce n'est pas si clair que ça. Ils n'ont pas été du tout bien traité pendant très longtemps. Ce qu'il s'est passé en fait, c'est quand les luttes politiques ont commencé, et ça a été immédiat - il y avait un parti unique au Portugal. Ils avaient quand même un programme, et ils avaient prévu un an pour constituer les partis politiques pour avoir des élections libres. Donc ils ont confirmé une junte militaire, avec des vieux snobs de généraux épouvantables qui étaient complexés de ne pas savoir mener ça ; et donc les partis se sont formés, les luttes de pouvoir ont débuté. Mais pour tous ces jeunes partis il fallait avoir un Capitaine d'Avril pour donner leur légitimité. Tout le monde essayait de s'arracher ou de s'inventer des capitaines. Et eux ont été finalement très incorruptibles, la grande partie tout du moins. En particulier, Maia a été intouchable. Ce qui est raconté dans le film est assez fidèle à ce qu'il a fait ce jour là. Il est rentré dans sa caserne et il n'en a pas bougé. Et ça, ils l'ont payé très cher d'être resté incorruptible. Ils ont été pas mal dénigrés, et la révolution d'avril est un sujet un peu tabou au Portugal. Heureusement ma mère était journaliste politique et j'avais beaucoup d'informations à la maison. Il suffisait de chercher dans sa bibliothèque. Mais quand j'essayais d'en savoir plus, dans les années 80, je me souviens être rentrée dans des librairies pour faire mes recherches, en demandant des livres pour ça, on me répondait "non, nous n'avons pas ce genre de livres ", comme si j'avais demandé des livres pornos. L'an dernier c'était les 25 ans de la révolution, il y a eu des grandes célébrations, et ce n'est plus un sujet tabou. Les jeunes générations commencent vraiment à s'intéresser historiquement à la révolution. Mais encore l'année dernière, il y a des moments d'agressivité contre ces hommes, qui à mon sens, ont fait quelque chose de fantastique.

EN : Quelque part, on sent que Gervasio ne se sent pas concerné, surfe sur les événements. Un peu comme tout le monde…

MDM : Gervasio est un personnage inventé, évidemment ; un peu comme un Cassandre ou un Oracle. Mais c'est effectivement le personnage qui met en perspective toute cette histoire. Il a un regard d'aujourd'hui sur cette révolution. En même temps, il correspond un certain esprit portugais qui est extrêmement lucide, pointu, cynique, et qui a horreur de l'action.

EN : En même temps cette révolution serait impossible aujourd'hui, notamment pour lutter contre une sorte de pensée unique…

MDM : Dans ce cadre là, ce que eux ont proposé comme type de révolution, est peut être ce qui nous intéresse le plus maintenant. Ils appellent à une conscience intérieure, à une liberté intérieure. Quand je parle de devoir de désobéissance dans le film, parce que c'est vraiment une histoire de désobéissance, de jeunesse et de désobéissance, c'est notre droit ultime finalement. Je pense qu'on ne pourra plus du tout accepter des excuses du type " j'ai obéit à des ordres ". Pour moi c'est inacceptable, et ça reste aujourd'hui d'actualité. Finalement, ils ont été les inventeurs du premier vrai conflit " zéro victime ". Le vrai parce qu'aujourd'hui ça n'a pas le même sens. Aujourd'hui on continue à régler tout avec des missiles et des bombes, et je pense que cette révolution reste totalement d'actualité dans les normes de respect où elle s'est faite.

EN : N'est ce pas plus facile de se battre contre un régime comme celui-là que contre un système économique actuel ?

MDM : Absolument. C'est ça qui aujourd'hui est compliqué, c'est qu'avant les ennemis étaient très clairs. A la fin du film, il y a cette référence : les ennemis vont se diluer démocratiquement dans la légitimité de leur fonction. L'ennemi est beaucoup plus difficile à cerner. Néanmoins, je pense que ce qu'ils m'ont enseigné c'est une attention permanente à la liberté. Parce que la liberté est quelque chose qu'on nous donne comme complètement acquis de nos jours ; on nous bassine qu'on est libre, et que notre démocratie est le meilleur des mondes possibles, et finalement on perd l'habitude du questionnement sur la liberté. La liberté est quelque chose qu'on n'acquiert pas une fois pour toute et que c'est un chose qu'on doit cultiver. Et ça c'est une leçon que je tire de leur action.

EN : Vous avez fait une ouverture très puissante de clichés en noir et blanc d'hommes démembrés, désossés… Comment vous est venu cette idée ? Ensuite on a tendance à parler de la révolution des œillets comme d'une libération pacifiste d'un régime archaïque et dictatorial, mais jamais on ne parle du contexte historique.

MDM : Pour moi, la clé pour comprendre la révolution des œillets c'est vraiment la guerre coloniale. C'était très important à mes yeux d'expliquer très clairement et de façon concise d'où venaient ses hommes, qu'est ce qu'ils avaient derrière eux, et pourquoi ils ont décidé de refuser ça une fois pour toute. En refusant la guerre, ils refusent aussi les méthodes de la guerre. C'est ça qui est beau : ce sont des militaires en contradiction avec l'essence même d'être militaire. Ils sont militaires de carrière et ils sont toujours antimilitaristes . Ils me l'ont tous dit au cours des interviews. D'ailleurs j'ai inséré la phrase dans le film. La révolution est faite aussi dans le refus des méthodes classiques des coups militaires. Le Chili s'était un an avant… Ils ont tellement de problèmes rigolos. Dans le film, tout ce qui paraît dérisoire dans leur histoire est strictement véridique.
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