A deux pas de l'Hôpital Saint Louis, les bureaux de Little Bear hébergent du miel, des livres, des cassettes vidéos, une collection d'affiche, et accessoirement les bureaux de Bertrand Tavernier. Il avait donné la première entrevue d'Écran Noir, il y a 2 ans. Entre deux équipes télé, le cinéaste nous reçoit, à la veille des César. Deux jours plus tard Stanley Kubrick décédera. Tavernier fut, un temps, son attaché de presse en France.
Ecran Noir : D'où vous vient l'idée de Ca commence aujourd'hui? Pourquoi ce film? Exactement, par rapport à L.627, à L'Appât, au docu De l'autre côté du périph', y a-t-il une logique, une lignée...?
Bertrand Tavernier : Oui et non; c'est à dire que je cherchais depuis des mois, un sujet, ou des sujets, qui traite de la vie actuelle et avec des personnages avec lesquels je sois d'accord. je sortais de deux films où j'essayais de comprendre les personnages, mais avec lesquels je ne pouvais pas être d'accord. Il y a des moments où j'étais en désaccord avec eux. Et j'avais envie, non pas de parler de personnages positifs, ça n'a pas de sens, mais de parler de personnages qui me touchent et dont j'accepte le combat. Quitte après, àleur donner des erreurs, des fautes, des défaillances pour qu'ils ne soient pas des héros, des surhommes.
J'ai cherché dans plusieurs directions, j'ai pris des notes, j'ai lu un très beau livre d'une jeune femme, "Journal d'une assistante sociale"... Je trouve que le travail, le travail que se coltine des éducateurs qui sont en proie à des situations difficiles est vraiment source de sujets dramatiques tout à fait exceptionnels. C'est passionant, intéressant. J'avais envie de gens qui se battent, de gens qui plongent les mains dans le cambouis, dans la boue, qui s'écorchent à une réalité qui est difficile, mais qui ne l'acceptent pas. Donc, j'ai lu ce livre, j'ai pris des notes parce que je trouvais que c'était vraiment intéressant d'avoir un personnage de femme qui se bat. J'ai rencontré aussi- grâce à un journaliste lyonnais très intéressant, Agostino, qui édite une petite feuille anarchiste, libertaire, Le Clairon de Lyon - des jeunes beurs qui travaillent avec la communauté maghrébine, essayant de résoudre leurs problèmes de dossiers face à l'administration, de sécurité sociale, d'allocations familiales, d'inscriptions à l'école, le problème de rattrapage scolaire... Des gens qui font un militantisme formidable, des filles joyeuses, belles, batailleuses, qui prennent de grands risques, puisqu'elles se font menacées, attaquées, souvent pas les gens du FIS, les intégristes, parce qu'elles sont libres, parce qu'elles sortent en jean's, certaines se sont faîtes vitriollées. Ca se apsse dans la banlieue lyonnaise: une, que je connais, a reçu une bouteille de vitriol - elle n'a que des blessures superficielles parce que la bouteille l'a loupée.
Donc j'avais pris des notes. En même temps j'étais un peu en panne... je suis alors tombé sur Dominique Sampiero , et ce qu'il m'a dit m'a tellement touché, que j'ai lancé une autre piste. J'en avais comme ça 4, 5. Et là Tiffany (Tavernier) et Dominique ont réagi tellement vite, que quelques semaines plus tard, ils m'ont envoyé une cinquantaine de pages. J'ai été motivé pas seulement par ce qu'ils me disaient, par ce qu'ils écrivaient, mais pas leur incroyable énergie. Je suis parti sur des faits concrets. Je ne suis pas parti d'une volonté d'attaquer l'éducation nationale. Je ne raisonne pas comme ça; je ne fais pas une liste des problèmes des problèmes, une liste des institutions, en me disant "après celle là je vais passer à celle là".
Je pars sur des points extrêmement concrets; voilà ce qui me touche: une scène. Elle me touche non seulement parce que je la trouve souvent bouleversante, parce que j'ai l'impression qu'elle me concerne, mais aussi parce que je me demande comment je vais la filmer. Il y a aussi le plaisir du cinéaste, le plaisir, les questions, le doute; par exemple Madame Henry qui tombe dans la cour, ma réaction est immédiate: "comment je filme ça?"

EN : Vous la filmez de loin.
B.T : Oui. C'est venu très vite cette décision. C'est pour ça que j'ai demandé à Tiffany une école avec une cour de récréation assez grande, de manière à ce que je puisse être loin de Mme Henry, quand Daniel envoie la petite Laetitia. Donc, ça demandait une disposition un peu spéciale. Il y a certaine cour qui sont à plat, ce qui fait que ça ce serait passé à 3 mètres. En plus, j'aime beaucoup filmer en diagonale.... Je voulais être loin parce que je me disais que quelqu'un qui tombe, et qui s'enfuit pour pas qu'on la voit, ça vosu interdit de la filmer de près. C'était bien sûr plus efficace, plus facile, ça permettait un plan plus violent, et en même temps j'avais l'impression que je n'en avais pas le droit. Puisqu'elle ne voulait pas que Daniel la voit dans cet état, pourquoi moi, sous prétexte que j'ai une caméra, je m'arrogerais le droit de violer son désir, son désir même de personnage.
L'histoire de Mme Bry, ça a été un détonnateur: "comment est-ce qu'on film quelqu'un qui n'a que 30 francs pour finir le mois?" Et on a trouvé, je pense, un cadre formidable, où Daniel n'est absolument pas en position de héros. Il n'est pas en position de l'homme qui a le savoir, il est légèrement effacé sur la gauche, de 3/4 dos, on devine sa réaction plus qu'on ne peut la lire vraiment dans ses yeux. C'est Mme Bry qui est le centre de l'image, un centre décalé et dans une position qui est fragile, comme si elle n'avait pas osé entrer à l'intérieur de la classe, qu'elle s'était arrêtée... ce sont des questions qui sont aussi importantes que ce qui est dit dans la scène, parce que c'est ce qui va donner le sens à la scène. Cette scène est en plan séquence, et si je la coupe par un plan sur Daniel pour montrer sa réaction, j'ai l'impression que je surdramatises, que j'exploite lé'émotion de la scène. C'est toujours l'idée dans un film qui concernait le travail, que certaines séquences, ou certains bouts de séquences, soient données dans le temps réel, sans qu'il n' y ait de manipulation de montage à l'intérieur de ce temps réel.

EN : Justement on a l'impression de voir un documentaire à travers certains aspects du film, même si la fiction est indéniable.
B.T : Oui; Mais tout est fictionnel, même si une grande partie de ces histoires sont vraies, justes. Un documentaire n'aurait jamais été composé comme ça. Il aurait toujours été composé sur la parole de quelqu'un d'autre, parce que la plupart des personnes qui sont marquées par la misère n'iront pas témoigner, n'iront pas parler. Ou si elles le font, il y aura toujours un danger d'exhibitionnisme. Elles ne le feront pas par pudeur. D'ailleurs on l'a bien vu... il y a eu un film fait sur le tournage. Et le réalisateur a essayé de faire parler ces gens, les acteurs non-professionnels, et il n' y arrivait pas. Elles ne voulaient pas face à une caméra documentaire. D'autre part, les instituteurs étant des fonctionnaires, ne parleraient également pas. J'ai vu comme c'était difficile de mettre une caméra dans une école maternelle lorsque j'ai fait De l'autre côté du périph'; on m'avait interdit.

EN : Vos rapports avec cette administration se sont mieux passés entre les deux films...
B.T : C'est un ministre différent. Allègre de ce côté là a été tout à fait correct. Il a dit: "Il n' y aura aucune interdiction. Vous pourrez faire ce que vous voulez dans les écoles." Mais, même là, le pouvoir du ministre n'est pas infini. Si j'avais choisi une école qui était dans une circonscription où l'inspecteur ne voulait pas du film, il avait 500 moyens de me rendre la vie impossible, tout en ayant l'air d'obéïr au ministre.
S'il y avait un changement dans mon plan de travail en acceptant que telle classe soit libérée, en n'aidant pas les changements d'horaires chez tel ou tel instituteur, en refusant de dégager un décor.... il pouvait me pourrir la vie. C'est pour ça que nous n'avons tenu à choisir une école, où l'inspecteur acceptait le film; qu'il décidait de le prendre en charge et d'en faire une activité pédagogique pour les enfants. Un tournage de film, parfois, vous êtes obligé de changer les choses... Et si un inspecteur refusait de libérer un instituteur, on pouvait être marron. Si vous avez besoin d'une classe, et que celle-ci est occupée, ... par exemple, notre inspecteur, immdiatement, donnait l'autorisation de monter un moment éducatif, où les enfants étaient emmenés au zoo. Donc je pouvais tourner dans la classe.

EN : Est-ce que le fait d'être aussi documentariste, change votre regard, votre point de vue de cinéaste? Est-ce que votre mise en scène a changé sous cette influence?
B.T : Elle s'est affinée. J'ai toujours fait des documentaires. Et ça a toujours joué un rôle important, et pusi il y a toujours un aspect de recherche documentaire dans tous mes films, contemporains ou historiques. J'essaye en tous les cas, pour ne pas s'arrêter simplement à la question documentaire, que ces films soient documentés. Et puis qu'ils paraissent justes, que les réactions des personnages ne soient pas des réactions idctées par des règles cinématographiques. Il y a une façon de mourir au cinéma qui souvent ne vient pas de la réalité mais d'acteurs essayant d'imiter des acteurs ayant imité d'autres acteurs. Même dans les policiers de cinéma, il y a un côté cinoche, qu'il faut prendre en compte, qui existe parfois chez les vrais policiers. Il faut montrer des policiers qui ne font pas du cinoche. Il y a des policiers qui se croient être dans des séries policières et puis il y en a d'autres qui ont une attitude différente, et là ça devient intéressant. Ce n'est pas du documentaire. mais quand Michel Alexandre dit à Didier Bezace: "Le problème, souvent, c'est notre revolver. On ne sait pas où le mettre quand on rentre chez soi, par rapport aux enfants." Immédiatement, si vous mettez ça dans la têt; il existe un autre rapport entre l'acteur et l'accessoire, c'est à dire qu'il ne va pas le sortir à tout bout de champ. Si on considère que le revolver est quelque chose de très emmerdant, et bien on change aussi le style de jeu. Alors est-ce que c'est documentaire ou est-ce que c'est un travail d'aproffondissement sur la réalité pour en tirer un effet qui est un effet de fiction. Finalement on décrit un personnage.
Il y a plein de choses comme ça dans Ca Commence aujourd'hui. En choisissant un costume très neutre pour Philippe Torreton, une absence de costume, on refuse un peu tous les attributs, les signes extérieurs qui sont demandés par les chaînes TV, pour arriver à imposer un héros ou un personnage. Par exemple, si j'avais fait arrivé Philippe en moto, ou en vélo, j'amenais un signe extérieur au personnage; et je pense que lorsqu'on aborde un sujet comme ça, il faut que le personnage n'apparaîsse pas à travers des signes extérieurs, mais à travers quelque chose de plus fort, de plus profond, de plus intérieur, qui va être: la manière dont il regarde les enfants, ce qu'il en dit, la manière dont il se bagarre avec les parents, son énergie, la manière dont il se déplace, comment il sourit, ça c'est intéressant. Et pas un blouson, pas une moto. Or, très souvent, le travail va s'arrêter à des signes extérieurs, et les chaînes sont très en demande de héros avec de ssignes extérieurs qui les fassent identifier en tant que héros. Alors que j'essaierai plutôt de gommer ça. Le personnage principal doit arriver à s'imposer avec d'autres armes.


(C) Ecran Noir 1996-1999