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8e RENCONTRES CINEMATOGRAPHIQUES DE LA SEINE-SAINT-DENIS

INVITE D'HONNEUR : YOUSSEF CHAHINE



Youssef Chahine ALORS MEME QUE SORT SON TRENTE-CINQUIEME FILM, "LE DESTIN", LE PLUS CELEBRE CINEASTE EGYPTIEN SERA L'HOTE DE MARQUE DE LA SEINE-SAINT-DENIS. TROIS SALLES LUI CONSACRENT UNE RETROSPECTIVE ET L'UNIVERSITE PARIS 8 LUI DECERNE SA PLUS HAUTE DISTICTION. HOMMAGE A UN COMBATTANT DE LA TOLERANCE. EN SA PRESENCE.



Film conforme à la vérité historique sur les rapports d'un humaniste avec le pouvoir et une interprétation obscurantiste de la religion, "Le Destin" est aussi, on s'en bien compte au seul énoncé de ce résumé, en plein dans notre temps où, plus que jamais, s'impose la lutte contre le fanatisme. Et pas seulement en Orient ! Comme dit le film, dès sa séquence d'ouverture dans le Midi de la France, ce douzième siècle d'épanouissement de l'art chrétien fut aussi celui où les bûchers s'allumaient pour brûler les hérétiques. C'est donc bien d'aujourd'hui que parle Chahine, avec une passion toute méditerranéenne, le geste se joignant à la parole. Comme toujours chez cet humaniste.



Rencontres cinématographiques : En juin 1996, alors que vous étiez en train de travailler sur "Le Destin", vous écriviez : "J'ai mal... Ma caméra vous dira le pourquoi et le comment..." Quel est donc ce mal qui s'est avéré assez fort pour vous pousser à entreprendre des recherches sur un passé lointain et à vous lancer dans ce film qui a nécessité de gros moyens et connu un tournage mouvementé, d'Egypte au Liban et en Syrie ?

Youssef Chahine : Mouvementé, certes, et je me souviens des scènes tournées au Liban, avec le canot lancé sur les rapides, au moment où le disciple français d'Averroès veut faire sortir ses livres d'Andalousie. Ces scènes, sur des chutes d'eau bouillonnantes étaient très dangereuses, mais tous, acteurs comme techniciens, se sont donnés à fond, sans peur de ce danger. C'est que l'amour nous liait, tous, et le sentiment de faire quelque chose qui allait être utile aux hommes. Car, pour revenir au début de votre question, ce film, et tous ceux avec qui j'allais travailler avaient tout de suite partagé ce sentiment, constituait la réponse à une violente colère qui sétait emparée de moi après les difficultés faites par les intégristes à la sortie de mon film précédent, "L'émigré". Or, à peu près dans le même temps, un jeune fanatique a agressé mon ami l'écrivain Naguib Mahfouz, qui a survécu par miracle au coup de poignard qui lui a été porté dans le cou. Cela, je l'ai ressenti comme une insupportable volonté de faire taire ceux qui s'avisent de penser par eux-mêmes. Et, comme je refuse de commencer même à discuter avec ceux qui arrivent à cette discussion avec un pistolet ou un poignard sur la table, j'agis à ma façon à moi qui consiste à faire des films. J'avais cinq ou six ans quand, après avoir vu mon premier spectacle d'ombres chinoises avec ma grand-mère, je m'amusais sous la table à faire bouger les ombres de mes jouets sur la nappe avec une lampe. Alors, voilà, quand je réagis, quand j'ai une idée, elle se transforme en images, et ces images doivent s'organiser à leur tour en un thème dramatique. C'est ma réponse à tout ce qui s'est passé ces derniers temps dans mon pays : un film. Et naturellement, ça ne pouvait être qu'un film contre l'intolérance.

R.C. : Il est quand même frappant que tous vos grands films historiques, de "Saladdin", sur le sultan conquérant qui a unifié le monde arabe au douzième siècle ; à "Adieu Bonaparte", à travers le personnage de Caffarelli, en passant par "L'émigré", qui est, on le sait, l'histoire biblique de Joseph vendu par ses frères, soient des films exaltant les valeurs de la tolérance ?

Y.C. : Ça, c'est dû à mon éducation alexandrine. Alexandrie, la ville dans laquelle je suis né est une cité merveilleuse, parce que la population y est extraordinairement mêlée, venue de toute la Méditerranée. Et jamais cette différence n'a créé une frontière. C'est cela mon pays et il ne faut pas le voir tout d'une pièce. L'Egypte traverse aujourd'hui une zone de turbulences, et cette tradition de tolérance, qui existe et qui est ancienne, se heurte à la montée des fanatismes et, dans une telle situation, je serai toujours du côté de la tolérance, du côté de la vie.

R.C. : Il se voit dans le film cet amour de la vie, et c'est sans doute par là qu'il s'avère le plus fort. Averroès comme son ami le chanteur, le barde populaire, sont gourmands de tout, de bonne chère comme de musique, alors que les fanatiques sont des espèces d'ascètes ennemis de tout plaisir dont le chef "se nourrit d'une datte par jour".

Y.C. : Mais c'est comme ça : Averroès est un philosophe. Et où serait la philosophie sans amour, et sans le goût de la danse, et du bonheur ? Pour moi, la science et la rigueur ne peuvent aller sans la joie : joie d'apprendre, joie de savoir que, quoi qu'on ait déjà appris, il reste toujours encore plus à découvrir. En tout cas, c'est ainsi que j'avance dans la vie. Et dans mon travail. Je vous disais au début que même dans les conditions les plus difficles, lors des séquences sur les rapides de la rivière, tout le monde travaillait avec amour. C'est mieux que cela, même : tout le film, y compris aux moments les plus durs, s'est fait dans la joie. C'était pour moi un vrai bonheur que de voir cet enthousiasme. Je peux le dire : je sais que j'ai raté dans ma vie certains films. Mais je sais pourquoi : c'est parce qu'à ce moment-là j'étais triste.

R.C. : A voir le résultat, à voir à quel point dans "Le Destin" on aime chanter, on aime rire, on peut dire que vous aussi étiez assez joyeux sur ce tournage.

Y.C. : Tout à fait. Car c'est justement ce film, dès que j'ai commencé à y penser et plus encore dès le début du tournage, qui m'a permis de sortir de l'état de colère et d'accablement qui m'avait saisi après les événements dont nous avons parlé au début. Nos adversaires, car ce ne sont bien évidemment pas seulement les miens, mais ceux de tous les intellectuels égyptiens, se servaient de l'interdiction des oeuvres, des menaces et même des attentats contre les hommes, pensant nous réduire par là au silence. Moi je leur répondais avec mon arme, la seule dont je me sois jamais servi : la caméra. Vous parlez d'une jubilation ! Car, justement, je me plaçais sur mon terrain à moi : celui de l'exaltation de la joie de vivre, du bonheur de boire un verre entre amis, de chanter une chanson, de danser sur une musique à laquelle le corps ne peut résister. Et cela, je savais bien que ça leur ferait beaucoup plus mal que les imprécations qu'on aurait pu lancer contre eux ou que la violence. Comment ne pas être joyeux dans ces conditions ?

R.C. : Ce qui est passionnant, c'est que "Le Destin", film contre les intolérances religieuses, musulmane aussi bien que chrétienne, est dans le même temps une réflexion sur le pouvoir en place : en l'occurrence, le calife de Cordoue, pourtant au départ ami avec Averroès.

Y.C. : Bien sûr. C'est que je ne me contente pas de dénoncer le fanatisme. Je cherche à comprendre ce qui a pu engendrer ce monstre. Et quand je vois que, dans mon pays, âr exemple, des gens doivent attendre, ce la s'est vu, dix-sept ans pour obtenir un logement et pouvoir se marier, je me dis que le terreau sur lequel peut se développer ce fanatisme est décidément bien favorable. Il faut toujours chercher à comprendre. A aider. Et voyez : dans le film, Averroès ne veut pas condamner à mort le jeune garçon fanatisé qui a tenté d'assassiner le poète : "C'est fou, dit-il, de juger un être qui n'est pas maître de son cerveau !".

R.C. : Difficile, pour finir, de ne pas souligner le bonheur que le spectateur éprouve aujourd'hui à voir un tel film, sur un sujet aussi grave, qui respire un tel appétit de vivre, ne s'apitoie pas sur la condition humaine.

Y.C. : C'est que je suis un homme de spectacle. C'est mon métier et je le fais du mieux que je peux. Il y a des thèses à écrire sur le fanatisme et sur le pouvoir d'Etat, et c'est bien qu'elles existent. Croyez-moi, j'en ai lu pour préparer "Le Destin". Mais moi je tourne des films, et un film ce n'est pas fait pour emmerder les spectateurs. Je veux qu'ils restent dans la salle, qu'ils rient, qu'ils soient émus et qu'ils réfléchissent. C'est ça, le cinéma.

Propos recueillis par Emile Breton.


© 1998 Ecran Noir / Christophe Train.