Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes.



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There Will be Blood


USA / 2007

27.02.2008
 



THERE IS A COUNTRY FOR OIL MEN

Le livre Bye Bye Bahia



"- La route mènera-t-elle à l'église?"

Blaise Cendrars avait retracé la folie obsessionnelle des filons aurifères californiens dans "L'or", roman épique publié en 1925. Upton Sinclair a préféré l'aliénation à l'argent et à la foi, les deux mamelles de l'Amérique, dans "Pétrole!", histoire de l'exploitation des champs pétroliers californiens, paru en 1927. Juste avant la grande crise, deux des plus grands écrivains de leur époque ont exploré les matières premières qui ont fondé la Californie, et par voie de conséquence la civilisation impérialiste américaine, d'Hollywood à l'automobile, avec son opium, la foi et le fric.

Pourtant, Paul Thomas Anderson a préféré une adaptation très personnelle, et scrupuleusement détaillée, de la saga de Sinclair. Oubliant les luttes sociales de l'époque et préférant aborder ses thèmes de prédilection - la filiation, la culpabilité, la reconnaissance - le cinéaste signe autour d'un portait intime, et profondément humain jusque dans ses failles les plus abyssales, une tragédie fascinante et même hallucinante. Sans doute les sons électroniques de Jonny Greenwood participent-ils à cette tension, cette inquiétude qui suinte des séquences. La musique est parfois si dramatique, si éloignée des symphonies habituelles, qu'elle métamorphose le film. Le premier quart d'heure, quasiment muet, nous hypnotise. La voix off, un long monologue suivi d'un brouhaha pour ne pas dire d'un chaos interrompra ce silence. L'épreuve physique qu'endure le personnage de Daniel Day-Lewis place, d'emblée, le récit dans une forme de souffrance. Déjà la terre dégorge son argent ou son or noir d'une boue hostile. Plongée dans la merde, c'est sale, ça pue, ça tache, ça tue parfois.

Une expérience inattendue
C'est ce qui donne le point d'orgue du film, quand tout bascule. Même les plans du film. Si jusque là tout est centré - les rails, cette voiture qui se gare au milieu du plan et même le derrick qui va causer tant de dégâts -, tout, désormais, déraillera et déviera. Nous sommes exactement à la moitié du montage. Durant dix minutes, le puits de pétrole, pourtant béni, est bien maudit. Une scène qui fait l'effet d'une explosion à la dynamite bousculant tous les destins. Pour certains, l'océan de pétrole qui se réveille sous leurs pieds est signe de fortune, de puissance. Pour d'autres, les flammes de l'enfer de ce derrick enlèvent l'ouïe, la vie, ou même la modestie. Le drame prend une ampleur impressionnante grâce à une musique quasiment tribale, des paroles économes, une photographie somptueuse. Le beau côtoie l'horreur, le bien coexiste avec le mal. Le ciel s'embrase, s'obscurcissant. Dix minutes sensationnelles, sublimes, captivantes, purement cinématographiques : c'est à dire que l'image et le son suffisent à composer une narration.

Dans ces moments là, le cinéma nous rapproche d'une forme d'extase. Paradis artificiel au formidable pouvoir d'évocation. Une sorte de rite religieux. There Will Be Blood est aussi une histoire de foi. La dialectique entre le risque et l'espérance, les actes et la responsabilité conduit souvent à des cruels dilemmes empêchant la sérénité des personnages, tous tourmentés, tous piégés par leur fatalité. En cela l'oeuvre est tragique. Elle est donc portée par des forces surnaturelles, qui dépassent l'homme : la foi, le business, l'argent qui les relie. Le discours du film, en souterrain, est politique. La Californie filmée par Anderson est désolée, aride, pauvre. Un Ouest mythique abandonné à lui même. Le pétrole représente l'irrigation la culture, le pain, des routes, le progrès. L'émancipation de l'homme passe-t-elle par l'économie ou Dieu dans le pays où Dieu est sur tous les billets. En Amérique le pétrole est un Dieu, et le derrick son idole, sa stèle, un totem. Evolution versus évangélisation, cynisme du capitalisme contre hypocrisie des charlatans de la spiritualité. Chacun manipule l'autre pour ses propres intérêts. Et aucun ne ressort blanchit, innocent. Même le prêtre succombera à la tentation des "nouveaux" médias, trop heureux de propager sa parole. Les damnés...

Une violence crecendo
Pourtant, rien n'est binaire. Il s'agit d'un combat où chaque coup impact l'adversaire, laisse des séquelles suffisamment profondes pour que l'éventuel vainqueur soit aussi à terre. Du pétrolier ou du prêtre, qui est le vrai diable, le monstre prétentieux, le fanatique égocentrique assoiffé de pouvoir? Chacun a la vanité orgueilleuse, l'esprit de compétition, le succès de leur entreprise en obsession. L'un dit aimer les gens quand l'autre avoue les détester. C'est bien ce mensonge à lui-même qui va conduire le prêtre à sa perte. C'est cette lucidité qui va rendre le pétrolier misanthrope, méfiant, fou. Ces deux personnages se sentent hyper puissants. Prêts à tout, y compris à pactiser avec le diable (le prêtre avec le pétrolier, le pétrolier avec le prêtre) pour arriver à leur fin. Un genre de lobbying où se faire baptiser s'apparente à une corruption. Il faut être membre de la communauté, et donc d'une église, pour effectuer son business, laver ses vices. L'un ne va pas sans l'autre. Une alliance paradoxale que le film met en exergue à travers des duels. Ce n'est pas un western, on ne se tire pas dessus. Les mains nues du pêcheur qui cognent le prêcheur dans le pétrole qui l'entache. L'exorcisme salvateur, transe galvanisée, où le mauvais père attend l'absolution du Père.
Tout se mélange et c'est là une grande habileté du scénario, aussi liquide que cet or noir, ce whisky qui les nourrit. Aussi impur et régénérant que tout ce sang. Celui du Christ, imploré, celui des hommes morts accidentellement, celui du père, qui n'est pas celui du fils. Et c'est là tout le problème... Un sang à purifier? Un sang qui va couler dans un final brutal, sans concession, destructeur. Une dureté qui donne une tonalité cruelle au film.
Si le temps passe toujours en silence - on transite vers 1911 avec un prologue muet, l'essor des années suivantes se fait à travers un drame sans paroles et c'est un mariage en langage des signes qui fait nous emmène vers un chapitre ultime qui réglera ses comptes sans prendre de gants. Qu'on soit sourd, autiste ou seul avec ses tourments, la rage et la folie ne sont pas loin. Et lorsqu'on s'exprime, brisant la carapace, c'est souvent violemment. Magistrales élocution de ce magnat qui ne répond jamais aux questions autrement qu'en en posant, qui hurle plusieurs fois "A Bastard form the basket" comme s'il tirait sur son propre fils, qui invoque le pardon quand il se soumet aux forces du Ciel. Ces mêmes forces qu'il renvoie à leur impuissance quand il soumet son confesseur et l'oblige à cracher "je suis un faux prophète, Dieu est une supersition". C'est lyrique, magnifique, ça nous transporte. Ce ne sont que des mots et ça provoque davantage d'effets que des trucages numériques. Rien ne vaut une bataille de de deux démons avec leurs vieux démons. Une folie verbale qui s'imbrique dans une ferveur corporelle qui nous rappelle l'incantation de Tom Cruise dans Magnolia. Ici il n'y a rien de charnel, rien de sexuel. Si les mecs ont des couilles, ils viennent surtout chasser des cailles et tuer avec des quilles.

Un acteur porté par la grâce
Mais le film de Paul Thomas Anderson, cette histoire de (faux) frères, de pères et de fils (mais pas de saint esprit), de jalousie et de cupidité, de chance et de malchance, cette allégorie de la cupidité ne serait pas le même sans son acteur principal. Daniel Day-Lewis, comédien rare et habité, creuse, fore, enterre, déterre, occupe à lui tout seul les espaces vides. Carcasse voûtée ou regard allumé, roublard ou caractériel, le spectateur n'est pas dupe : il joue, il veut absolument être un autre, nous y faire croire. Loin des performances naturelles de James Stewart ou primitives de John Wayne, il délivre un jeu efficace, travaillé, précis, façonnant une créature idéale pour un film de cette ampleur. Un personnage exceptionnel, où la notion du risque n'autorise aucune limite, où la déviance psychologique sied idéalement aux exigences du comédiens.
Comme dans "L'or", ce mégalo parano finit pitoyablement, à la manière d'un Howard Hugues. Un crépuscule minable pour celui qui aura défié Dieu, la Terre et les géants du pétrole, au nom de son ambition, de ses rêves, de son ingénierie. On en sort abasourdit, K.O. Anderson a retrouvé la flamboyance des grandes oeuvres du cinéma américain, où le destin d'un homme transcende les préjugés, transgresse les morales, et bâtit une petite partie de cet Empire qui a rendu l'Amérique si forte, si sûre d'elle, si amorale. Si le cinéaste parvient à un tel résultat, ce n'est pas par hasard. Documenté, perfectionniste, techniquement parfait, le film fait preuve d'une paradoxale modestie. Epique dans sa forme, il est toujours à hauteur d'homme, scrutant le sol ou la terre. Il est difficile de revenir à la lumière après tant d'éblouissement.
 
vincy

 
 
 
 

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