2004, ANNEE PSYCHOPATHE

Dépôt de bilan. Fin d'année oblige. On solde tout. On recycle les émissions télé, on compile les moments forts, on range tout, on digère les excès. 2004 ne fut pas terrible côté occidental. Et si, ici, nous ne parlons que de cinéma, on regrettera quand même la montée des démagogues, les élections volées dans plusieurs pays, le populisme qui se larve dans chaque strate de la société, un pouvoir d'achat qui se réduit au point de s'inquiéter sur notre soi disante richesse.
Il y a un siècle, nous étions dans les mêmes dispositions. Serait-on au bord d'une Grande Guerre? A force de conspuer le Jeunet - au point de le rendre apatride voire déserteur - nous en oublions nos leçons d'Histoire. Les corporatismes, les égoismes, les visions étroites (pour ne pas dire absentes) étouffent la création, l'ambition, la propagation du cinéma français. Comme Hollywood est obèse de ses effets spéciaux, de son star système, de cette course au profit. D'un côté une approche gestionnaire de la production, de l'autre une obsession des records. Dans les deux cas, le cinéma est perdant.
Il ne faut pas s'étonner si les films indépendants (même formatés comme telle), les documentaires, les cinémas argentins, espagnols, sud coréens ou les films d'animation nous ont plus captivés que des films plus attendus, et d'ailleurs très prévisibles. L'incapacité du cinéma français a produire des films décalés ou l'impuissance du cinéma américain à sortir de son code moral montrent les limites des deux "grands" cinémas occidentaux.

Mais 2004 est une année sans, de toute façon. Sans surprise ou si peu. Chacun a fait ce qu'il savait faire. Que ce soient des grands auteurs (Leigh, Almodovar, Jaoui, Tavernier, Miyazaki, ...) qui nous ont offerts de très bons films ou des producteurs (Besson, Miramax, Disney, ...) qui n'ont fait que cloner leur style au point de le dénaturer et le caricaturer. Il faut un Amenabar ou un Chan-wook Park pour nous racoler et nous embarquer dans une nouvelle folie. Même les suites ne sont que des répétitions de l'épisode précédent, avec un zest de surenchère pour faire la différence. Copier Coller. Jusque dans le marketing qui invente désormais des qualificatifs ; il y a mieux qu'une comédie, il y a une fantaisie ou une comédie ceci ou une comédie cela. Souvent ce sont des comédies bavardes, verbeuses. Et le public décroche, saturé de mots. Comme il ne croit plus aux images préfabriquées à la Benjamin Gates ou autres Roi Arthur, où les héros n'ont pas plus de consistance qu'un hologramme numérique.
Il ne faut pas s'étonner si l'émotion ou la psychologie l'ont emporté au Box Office. Aussi "kétaine" (et inquiétante) que celle des Choristes ou virtuose (et démente) que celle de Spider-Man 2. La mélancolie et ses doutes individuels battent par K.O. les manichéens et autres arrogances héroïques. L'époque n'est pas rose. Comment faire son choix parmi 15 films durant une même semaine? Même les médias s'y perdent. Le marketing a pris le dessus. Le plaisir d'être cinéphile disparaît comme le goût s'oublie à force de consommation abusive de MacDos. L'actualité des "people", la propagande des dossiers de presse, la pression des budgets marketing imposent un cinéma quantitatif plus que qualitatif - le seul bilan qui compte est celui du Box Office, pas celui de l'état d'esprit des créatifs. Et il y a peu d'exception à la règle. L'information cinématographique, le débat critique en ont pris un coup dans l'aile. L'analyse du 7ème art va disparaître. On pouvait se réjouir de voir un cinéma de plus en plus diversifié, international. On va se lamenter sur la destruction lente et subversive des cinématographies les plus fragiles, faut d'audience médiatique.

Car parlons en des médias. On fête leurs anniversaire à tout rompre (Le Monde, Le Film Français, Le Nouvel Obs, Canal +,...), requiem funèbre, car jamais la presse écrite n'a été aussi mal en point. On insulte les gratuits, personne ne remet en question le coût des payants. Il serait grave de perdre des quotidiens, au nom de la diversité d'opinion. Mais force est de constater que publicitaires et gens de marketing donnent un poids démesuré à ce média. Les critiques de la presse écrite sont toujours considérées comme des références. Elles ont un effet pervers : on ne les croit plus à force de défendre un certain cinéma. Faut aimer Desplechins et Bergman, à moins de vouloir passer pour un abruti. Résultat, plus personne ne les lit, plus personne n'y fait vraiment attention. Logique que les sites webs de cinéma cartonnent, comparativement. 300 000 visiteurs uniques du côté d'Ecran Noir, 19 000 acheteurs ou abonnés au Cahiers du Cinéma (tous nos respects). Mais, d'après vous, qui gagne le plus d'argent avec la publicité...?
A force de se méprendre sur notre époque et sur nos habitudes, notre société va se crasher. La semaine dernière le Washington Post a acquis le webzine Slate. une des perspectives pour ces vieux médias est bien d'acheter une presse au modèle économique et éditorial plus en phase avec notre civilisation.
Civilisation du blog et des bugs, de l'instantané et du passionné, du coût zéro, de la curiosité culturelle, du métissage. Du piratage. Et qu'on arrête de culpabiliser le pirate qui a acheté un 33 tours ou une VHS et qui ne peut pas l'entendre sur son Ipod ou le voir sur son lecteur DVD. L'industrie culturelle est coupable de vouloir arnaquer le consommateur et de le faire payer deux, trois fois en 20 ans le même produit, sous une autre forme. 15 euros le CD, 25 euros le DVD. Le marché va forcément s'assécher. Il y a des jeux vidéos à acheter, des fringues, se loger... Et pourquoi racheter son film fétiche en DVD alors qu'on l'a en cassette? Le piratage a deux effets : dans des pays comme la Chine, il permet à des oeuvres frappées de censure de passer outre et surtout, il n' a pas fait baisser la fréquentation des salles. Au contraire, elle augmente. Même les documentaires trouvent des spectateurs. Ils deviennent des sources d'information, des éléments de réflexion absents des médias officiels. Le cinéma n'est jamais aussi bon que lorsqu'il contourne les voies officielles... Nous aurions du nous réjouir du succès de Jeunet aux Etats Unis. Il est temps que les "barbares" européens et asiatiques réinvestissent l'imaginaire des Américains, pour leur montrer le monde tel qu'il est. Encore faut il que le billet ne soit pas à 12 dollars ou le DVD à 35... La culture a un prix, comme l'information, mais elle doit aussi être accessible à tous. Notre système est en train de se tirer une balle dans le pieds. Ne nous étonnons pas si les gens ne se cultivent plus, si leur cerveau est de plus en plus disponible aux conneries, si ils compensent en consommant de la sale bouffe ou par réflexe pavlovien...

Les Choristes les a rassuré, conforté dans leur régression enfantine. Mais quel film en France est venu nous révéler notre malaise, notre manque d'énergie, notre absence de foi en notre culture, en nos valeurs? Quels réalisateurs vont nous remettre en question plutôt que de constater notre irrémédiable déclin de classe moyenne? Misère!
Aucune élévation? Aucun espoir? Peut-être quand même. Nous y croyons encore à cette Renaissance. Ecran Noir prépare un nouveau décollage avec une version dynamique du site. Pendant un an, nous avons produit en parallèle un nouveau webzine, qui harmonise 8 ans de contenus jusque là très désordonnés entre la partie montréalaise (1996-2000) et la partie parisienne (1999 et après).
C'est aussi pour moi, l'occasion de changer de vie. Ca ne veut pas dire que je n'écrirai plus pour Ecran Noir. Mais après 7 ans et plus de 700 critiques de films, je préfère me consacrer à d'autres formes d'écriture, à aller voir ailleurs si j'y suis, à parler des individus davantage que des films, ou à faire revivre un 7ème art plus rare.
Ecran Noir, pour toutes ses raisons, restera gratuit et continuera d'offrir un contenu singulier et indépendant. C'est déjà une bonne résolution pour 2005.

Vincy. Décembre 2004 à Montmartre  
 


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