Bertrand Tavernier Interview
Bertrand Tavernier
pour Ecran Noir (suite)



Sophie Marceau a déclaré il n'y a pas très longtemps, à propos de la sortie d'Anna Karenina - elle a fait des interviews aux Etats Unis - elle a d'ailleurs joué dans La Fille de dâArtagnan, un de vos films, elle a dit que le cinéma Français manquait de sujets universels pour pouvoir s'exporter.
    Elle l'avait dit au moment de Braveheart...est-ce qu'Anna Karenine est vraiment sorti?

Oui oui, Anna Karenine est sorti à Los Angeles et New York ce week-end.

    Ah bon? Et comment la presse ....

La presse a été....pas très gentille. Avec Sophie Marceau et avec le film.

    Ah bon. Le metteur en scène, entre parenthèse, si c'est aussi bien que Beethoven (3), ça ne m'étonne pas.

C'est à peu près ce qu'ils ont dit, oui....

    Sophie Marceau n'a aucune connaissance du cinéma Français.

Bon.

    Je veux dire: elle doit voir 2 films par an...elle l'a dit au moment d'Anna Karenine?

Oui, oui elle l'a dit il y a deux semaines, j'ai traduit l'interview....je peux vous l'assurer.

    Et bien, écoutez...ça me confirme qu'elle mérite d'être l'actrice la plus citée dans le Mur du Con du Canard Enchaîné (4).

D'accord....

    C'est vraiment nul...Parce qu'on pourrait répondre à tellement de choses... les films qu'elle doit croire obliger de citer, style Renoir, Duvivier, ne se vendaient pas plus aux Etats Unis.

Pour continuer dans le coté strass, vous avez été surpris de recevoir le César du Meilleur Réalisateur cette année?

    Oh! J'ai été heureux! J'ai été surpris parce que d'habitude j'ai des nominations...mais je passe toujours à travers les gouttes. Et extraordinairement touché de le recevoir et de le partager avec Patrice Leconte qui est quelqu'un que j'aime énormément, et aussi j'ai été extraordinairement content que Philippe Torreton l'obtienne.

Oui, ça c'était vraiment une surprise.

    Vraiment, j'ai été content. J'ai été content et ça m'a fait un énorme plaisir.

Vous l'avez vu dans Tartuffe, à la Comédie Française?

    Oui. Je le trouve magnifique. Je ne suis pas tellement sûr de la mise en scène mais lui est magnifique.

On va dévier un peu de sujet...Sur les Lois Debré, pourquoi aucun cinéaste français ne s'est attaqué aux problèmes du Front National et du fascisme, par le média cinéma, par l'art?

    D'abord parce que c'est extraordinairement couvert, c'est un sujet qui est très très couvert par la télévision. Il y a eu des magazines remarquables sur le Front National, notamment le numéro d'Envoyé Spécial (5)...

Tout à fait, il n'y a pas très longtemps d'ailleurs.

    Real AudioD'autre part, je vais corriger ça, c'est qu'il y a plusieurs films français, on voit des personnages adhérents du Front National (6) ou des gens qui existent dans les films français, c'est vrai comme personnages plutôt secondaires, mais qui existent. La troisième chose c'est que c'est très difficile de parler du fascisme parce que se pose la question si l'on en parle, est-ce que on ne s'en fait pas le porte parole? C'est à dire que finalement en voulant critiquer, on ne lui donne pas plus d'importance? C'est extraordinairement complexe. Compliqué. Ça fait un bout de temps que moi j'essaie de produire un documentaire sur le Front National, mais on a du mal à trouver un vrai sujet d'attaque parce que si on leur donne la parole, c'est finalement leur donner aussi une nouvelle audience. Et son on en parle dans la fiction, c'est comme les consacrer. Par contre le cinéma français a parlé à de nombreuses reprises des effets du chômage, de la crise économique, de la violence policière, de tout ce qui découle....
    Moi, dans L.627, on fait des allusions à Le Pen. A un moment quand Didier Bezace cogne sur un arabe, et qu'il se fait engueuler par un jeune policier, dans le film, il dit: "T'as qu'à t'imaginer que je vote Le Pen si tu veux..."Et j'avais même mis, dans ma première phrase, "que je vote pour ce connard de Le Pen".
    Real AudioDidier Bezace m'a dit si on met "connard de Le Pen", comme il fait des procès à tout, on va se faire supprimer la réplique, tandis que moi je peux jouer Le Pen, je peux jouer ta phrase et on verra le mépris que j'ai pour lui, et on sera pas poursuivi. C'est vrai que c'est un problème. C'est vrai aussi que les cinéastes français ont été pendant longtemps un peu traumatisés par, comment dire, les déclarations, les prises de position critiques qui ont attaqué extrêmement violemment les films de Boisset, les films de Costa-Gavras, en disant, "faut pas faire du cinéma politique comme ça", et que un certain nombre de jeunes cinéastes ont voulu se démarquer...alors qu'il y a des films de Costa et des films de Boisset comme R.A.S. ou comme Allons z'enfants, qui sont de très bons films, y a une peur qui est en train de disparaître depuis 3-4 ans et je crois qu'on aura des films...il y a eu un grand nombre de films sociaux tout à fait importants, il y a des films qui parlent de politique, que ce soit Bye Bye, que ce soit Hexagone, ou les films de Malik Chibane (7), parlent d'une France qui luttent contre le FN. Les films de Claire Denis parlent de ça. Les films de Karim Dridi parlent de ça. Je crois qu'on va y arriver petit à petit. Mais plutôt que de parler de gens qui sont méprisables, pourquoi ne pas parler de gens qui sont très très bien. Par exemple, Hervé Le Roux a fait un documentaire admirable qui s'appelle Reprise, sur les ouvriers des usines Wonder. Et la manière dont il en parle, dont les gens, là, réagissent, sont montrés, des anciens militants de 68, c'est déjà toute une manière de lutter contre le Lepénisme.

En fait, ce que vous êtes en train de me dire, câest qu'en ce moment on est en train de chercher le bon message pour lutter contre le Front National....

    On cherche le bon message et aussi y a des gens, et moi je serais tout à fait partisan de ça, qui se disent que la meilleure manière de lutter contre le Lepénisme, c'est de lutter contre les causes qui font que Le Pen a du succès.

On est bien d'accord...

    Vous savez, c'est très difficile de mettre en scène un personnage Lepéniste lorsque déjà, moi, par exemple, on a accusé mon Général d'être caricatural, ce qui est une vaste connerie. Parce que les généraux, les officiers supérieurs de la Guerre de 14, il suffit d'ouvrir n'importe quel bouquin de gens mêlés à cette guerre pour découvrir des dizaines de portraits d'officiers généraux, d'officiers supérieurs, encore plus stupides, dangereux et criminels que le le mien.
    Quand, comment vous mettez en scène Bruno Mégret (8)? Comment vous mettez en scène Jean-Marie Le Pen? C'est le comble de la caricature.
    Alors moi j'ai reçu un fax, oui, de Jean-Luc Godard, qui me dit: pourquoi est-ce qu'on ne ferait pas un film tous ensemble sur la vie privée de Catherine Mégret? Qu'on appellerait La Vitrolleuse ou en américain ça s'appelerait Fucking Cathy. Hein? Voilà, j'ai dit tout à fait d'accord! Tout à fait d'accord: on fait un film à sketches contre Bruno Mégret. Donc vous voyez que les idées sont en train de circuler. Et je dis que d'autre part, je pense que c'est en parlant de gens qui sont des militants de base, qui luttent là, peut-être que c'est plus intéressant de parler de ces gens là, qui sont des gens positifs, que de faire le portrait d'un maire FN, pour éviter la caricature...c'est absolument comme de parler d'un nazi. Donc c'est très dur d'éviter la caricature.
    C'est vrai qu'il y a un genre de personnage, mais qui est difficile à montrer, c'est le militant FN qui n'est pas forcément fasciste. Il peut être un communiste déçu qui est en train de voter Front National. Ça c'est un personnage qui va apparaître, je pense, d'ici quelques mois, quelques semaines, dans le cinéma Français. C'est sûr quâun jour quelqu'un va parler de ce personnage.

Pour continuer dans le sujet, actuellement vous avez enregistré une demande d'hébergement pour un acteur béninois, peut-on savoir quel est le problème exact de ce comédien?

    Il avait pas assez de cachets de travail. On n'a pas voulu renouveler sa carte de séjour, parce qu'on trouvait qu'il ne travaillait pas assez. Il venait de faire un Navarro, alors le commandant de bord l'a reconnu...

Comme quoi Roger Hanin a encore servi...

    Oui, et il a refusé de l'expulser. Et il vient d'être engagé dans un film que produit Jean-Louis Lévi et que réalise Pierre Richard. J'ai appelé Jean-Louis Lévi et je lui ai dit "je parraine ce comédien" et il m'a dit "mais t'en fait pas, quoiqu'il arrive il aura le rôle. Avec ou sans carte de séjour!".

Aujourdâhui la pétition de la Loi Debré sâest un peu essoufflée...

    Non elle ne s'est pas essoufflée...

Nous avons été le relais officiel sur Internet de cette pétition, donc j'ai vu les réactions par la communauté internaute...elle s'est peut-être pas essoufflée, mais on a l'impression qu'on traite l'événement et qu'on ne va pas vraiment au delà....Que pourrait-on faire pour continuer ce formidable élan qu'on a eu en Février?

    Alors, les cinéastes se posent des questions; il y avait une rencontre le 4 avril à la vidéothèque de Paris, avec tous les premiers signataires de l'appel. Moi, je n'ai pas pu y aller parce que moi j'ai pris au pied de la lettre l'invitation de Mr Raout (9) , je tourne à Montreuil avec mon fils Nils....

C'est votre prochain film?

    Non c'est un ... j'enregistre en vidéo un film sur la... j'enregistre ce que veulent me dire les habitants de la Cité des Grands Pêchés. Donc ça fait 3 semaines qu'on est là, qu'on parle aux gens, qu'on les écoute, qu'on les films...j'ai déjà 17 heures de film. Donc ça a été ma réaction en tant que citoyen: parler de la cité où j'ai été assigné.
    On s'est tous posé ce genre de problème, comment continuer. Jeanne Labrune a loué un cinéma qui est Le Trianon, pour réunir...et elle a réussi à créer tout un mouvement autour du 3ième collectif des sans-papiers. L'AICREF vient de produire un film sur les sans-papiers qui est diffusé dans 600 cinémas en France. Donc y a tout un certain nombre de luttes et cette rencontre, qui était extraordinairement amicale, parait-il, ça consistait à mettre au point des manifestations ou des idées de films qu'on ferait ensemble. Peut-être qu'on mettra au point des films à sketches, peut-être mettre au point une journée sur Arte (10)....Y a des réalisateurs italiens qui ont tourné un film qui s'appelle Intolérance. C'est un film à sketches qui a été ou qui va être diffusé par la RAI (11). Y a à peu près une trentaine de sketches, sur l'intolérance, des sketches de 3 minutes. Donc en ce moment y a énormément...ça bouillone, y a beaucoup de réflexion, y a une volonté d'action et moi je constate une chose, c'est que ça a un petit peu réveillé ...

...l'opinion?

    Oui, en tout cas les parlementaires de gauche.

C'est le moins qu'on puisse dire; ils ont même été un peu pris de court, je crois. Jâai une dernière question. Vous avez pu participer à l'acceuil québécois de votre film Capitaine Conan. Quelle a été la différence, selon vous, par rapport au public français?

    Moi je trouve qu'il y a une chaleur extraordinaire dans le public québécois, notamment avec les étudiants, je pense que j'aurais pu rester une heure de plus. Les étudiants étaient prêts à poser des questions, et j'ai trouvé que ce voyage avait été formidable. La différence c'est comment dire...l'accueil que je reçois ici c'est un peu comme l'accueil que reçoivent mes films dans certaines villes de province. Où le public n'est pas marqué par...., je veux pas dire qu'à Paris, ils sont mal reçus, j'ai eu une critique magnifique, mais je trouve qu'il y a une espèce de chaleur et qu'on a l'impression au Québec que les intentions de révolte qui sont dans les films, les intentions anarchiques, cette volonté de lutter, l'impression que les idées percutent plus fort.
    En France l'accueil fut très émotif, d'autant plus depuis la Loi Debré et les Césars...Il ne se passe pas de moments dans la rue, dans un café ou dans le métro, sans que j'ai des gens qui viennent me serrer la main. C'est absolument incroyable. Incroyable. Ça m'est jamais arrivé dans ma vie. Ma mère, je suis sorti avec elle, avenue de l'Opéra, et tout d'un coup elle a été suffoquée parce que pendant notre marche trois personnes sont venues me saluer. Et elle me disait, à chaque fois, "tu les connais", "non non c'est des gens qui viennent me dire Merci pour Capitaine Conan et Merci pour avoir dit ce que vous avez dit lors des Césars, Merci pour vos prises de position sur la Loi Debré.." et ma mère était suffoquée. C'est incroyable, pendant un espace de 200 mètres, 3 fois des gens sont venus me parler. Alors je constate ça. Et c'est un peu ce genre d'acceuil que j'ai eu ici à Québec.

Dans un autre esprit, parce qu'ici nous n'avons pas de fascisme....

    Non mais il y a beaucoup de gens qui sont venus me dire: "on a vu ce que vous aviez dit pour les Césars et on est tout à fait d'accord avec votre combat."

On a eu beaucoup de soutien de la part des québécois contre la Loi Debré....

    Oui. Beaucoup, beaucoup, beaucoup. Ça je l'ai beaucoup ressenti.

(1) Roger Vercel (1894-1954), Romancier, auteur de Capitaine Conan, Prix
Goncourt 1934
(2) Bataille Napoléonnienne en 1809 (France contre Angleterre et Prusse)
(3) Immortal Beloved avec Gary Oldman et Isabella Rosselini
(4) Journal satyrique hebdomadaire français, dont les enquêtes très
sérieuses sont souvent des véritables pavés dans la mare. Le Mur du Con est
une petite rubrique (avec La Noix d'honneur) citant les perles, bêtises, et
absurdités verbales de la part des politiciens ou célébrités.
(5) Magazine de reportage hebdomadiare, diffusé sur France 2 le jeudi soir,
et repris sur TV5.
(6) Les Nuits Fauves, La Haine....
(7) Réalisateur de Hexagone (1993), Douce France (1995), Né quelque part
(1997)
(8) Mari de la maire FN de vitrolles, numéro 2 du Front National.
(9) Ministre de l'intégration, voir l'appel des 66!
(10) Chaîne TV à thématique culturelle en France et en Allemagne
(11) Chaîne publique Italienne

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