Martin Scorsese s’est révélé avec le temps être celui qui a définitivement fait tolérer le statut d’auteur à la Sainte Mère Hollywood. À la fois jonction de l’Amérique et du Vieux Continent, relayeur ( « passeur » aurait dit Serge Daney) entre les maîtres américains et les jeunes loups qui les ont statufiés - La nouvelle vague Ð et, en cinéaste cinéphile adorateur des deux parties, l’avocat de toute la cliqueÉ En se noyant dans leurs films tout en déployant son insatiable curiosité à d’autres continents, il n’a eu cesse de découvrir leur style, les analyser, les imaginer siens, en exploiter la moelle et l’exploser pour en faire le suaire de son écran et devenir à son tour l’un de ces prophètes dont on ne cesse de se repaître aujourd’hui dans les écoles de 7e artÉ Jonction aussi et surtout d’une industrie envers laquelle il prend autant plaisir à se soumettre qu’à se rebeller et parfois déchanter pour tomber dans les pires tréfonds qui habitent certains de ses personnages (ses années de poudre blanche). De cette trahison commerciale face aux commandements hollywoodiens, il s’expie alors à chaque fois auprès des studios et dans « Variety » avec un film soit disant « grand-public » (mais tout aussi personnel), et ressuscite pour mieux recommencer. La tentation est si grandeÉ Tel est le moteur de la machine Scorcese qui lie dans un même tournoiement intellectuel, intime et sentimental son approche à la fois jouissive, douloureuse et transcendantale de la vie. C’est-à-dire de son cinéma.
De sa vie et de son cinéma.
Juste ciel !

LES PREMIERES TENTATIONS

Hollywood, fin des sixties. Où sont tes années folles ? Hitchcock a égaré ses vertiges, plus personne ne rit aux bravos d’Howard Hawks, Billy Wilder est rentré dans sa garçonnière, Capra ne trouve plus la vie suffisamment belle au point d’en faire des films et un jeune prétentieux du nom d’Arthur Penn vient de décréter que, dorénavant, les héros seraient « gauchers ». C’est l’heure pour une bande de barbus de pointer le bouc. Les uns sortent d’écoles de cinéma californiennes (Spielberg, Lucas), les autres (De Palma, Scorsese, Coppola) sont issus de la côte Est et sont plus ou moins liés à un zinzin producteur et distributeur du nom de Roger Corman. Celui qui s’est permis de jeter à l’intelligentsia new-yorkaise des films de la Nouvelle Vague. Ouais, les trucs un peu barjes venus d’EuropeÉ En premier lieu ceux d’un certain François Truffaut. Les mal rasés ont lu quelque part que son pote s’appelait Godard et ça tombe bien. Le Belmondo d’ « A bout de souffle » est devenu entre-temps leur « Pierrot le fou ». Un héros qui leur ressemble : suicidaire et jusqu’au boutiste. Jusqu’à plus tard en faire leur icône cinématographiqueÉDans la bande de Corman, un parrain et un bien singulier neveu : Coppola et Scorsese. Le premier termine sa formation en réalisant (un peu) et en trifouillant (beaucoup) les stock-shots de son patron pour en tirer le maximum de séries B. Le second, Martin, comble encore ses angoisses et ses déceptions vis-à-vis d’un prêtre pro-conflit vietnamien qu’il côtoie, avec certains courts-métrages. L’un d’eux, The big shave, montre un gars se rasant devant son miroir jusqu’au sang. Merci pour la parabole ! Nous sommes en 1967. ... Il ouvrira Gangs of New york (2002) avec une scène similaire.

LES PREMICES DU VICE

Pour Martin, 1969 est l’année du premier long-métrage (si on exclu, en 1960, le fameux Les tueurs de la Lune de Miel dont il fut viré du plateau au bout d’une semaine). Who’s that Knocking as My Door ? est finançé avec les 6000 dollars réunis par Papa et déjà épaulé par Corman. Le film sort lorsque Scorsese accepte d’y rajouter une séquence érotique. Les festivals applaudissent, Corman se marre. Sous le joug de Coppola qui insiste, Corman propose à Scorsese plus ou moins le deal suivant : « Une paire de nichons toutes les dix minutes. Après, c’est toi qui vois ». Ça donne Bertha Boxtar, suite d’un Bloody Mama réalisé par le pape de producteur alors en grande forme en 1970 et surfant sur la vague populaire de Bonny and ClydeÉ D’Arthur Penn ! Et ben voyonsÉ. Celui dont le comble de l’érotisme fut longtemps le mollet de Wendy dans Peter Pan et qui a un jour déclaré au futur scénariste de Taxi Driver, Paul Schrader, « Quand j’ai découvert la masturbation, j’étais sûr que des choses terribles allaient m’arriver. Et ça n’a pas manqué » se retrouve à montrer des miches et de violents trous de balles ! Il y a néanmoins découvert son fardeau : décliner sa culpabilité créatrice en stigmates visuels et rédempteurs. Par « culpabilité créatrice », entendons nous bien : elle concerne autant ses racines italo-américaines que le péché originel, le compromis artistique-industriel hollywoodien, le sexe, la violence urbaine, le veau d’or et tutti quantiÉ Ça fait de la matière. Elle sera forgée en autant de clous sur sa croix filmographique. Scorsese, né en 1942 à Long Island, a vécu toute sa jeunesse entre Greenwich Village, Little Italy et Brooklyn, a été éduqué sous l’empreinte du christianisme. Ce sexe et cette violence, il en a été l’enfant voyeur, impuissant et donc coupable (ça rappellerait presque une thématique américano/coppolienne/italo/de palmienne, non ? ) : « Dans le quartier de la Petite Italie, où nous vivions, la peur était érigée en système de vie, ou de survie (É) Là j’ai tout vu, la plus immonde misère. Les ivrognes tabasser les plus ivrognes. Les pauvres tabasser les plus pauvres. L’acte sexuel dans la rue. Entre hommes aussi. Tout ça, pour un petit garçon de huit ans, est plutôt effrayant. Et sûrement, quelque chose vous en reste. Indélébile. D’autant plus que le réflexe d’un gosse, le réflexe primitif de défense est la fuite. Un môme qui a peur court. Et moi, je n’ai jamais pu courir, parce que j’étais asthmatique. Alors au lieu de partir, je regardais. C’est à cette époque que j’ai appris à voir ». Voilà de ces kaléidoscopes qui vous relient les deux hémisphères cérébraux d’un gosse qui n’attendra pas 107 ans pour mieux vous les faire exploser à la gueule en un joyeux « sons et images »...
Ancien assistant monteur de Cassavetes sur Minnie et Moskowitz, Scorcese va voir dès lors celui qu’il considère comme un Maître voire un frère. « Fais des films persos », lui répond John. Facile pour un éphèbe grec qui finance ses films en montrant sa tronche pour Aldrich et Polanski. Plus dur pour Scorsese du haut de ses Im60, asthmatique, qui tourne de l’Ïil à la seule évocation de John Ford, Kurosawa ou Michael Powell et qui avoue au finish : « Tout jeune, j’ai voulu être acteur. Ça a duré jusque l’âge de sept ans »É Les appuis de Cassavetes, Francis Ford, de son meilleur ami et parrain de sa première fille, De Palma, lui donnent de l’élan. C’est ce dernier qui lui présente un chien fou du nom de De Niro. Merci Robert !

L’AFFRANCHI

Il n’est dès lors plus de hasard pour que Mean Streets, en 1972, s’inscrive comme la pierre fondatrice de sa pyramide. À la même époque, Paul Schrader, critique de cinoche, se fait plaquer par sa copine et, s’apercevant qu’il n’a parlé à quiconque depuis deux semaines, décide de paraboler en dix jours deux versions de sa solitude. Ça donnera l’histoire d’un taximan dont on aura l’occasion de reparler plus tardÉ De Palma présente à la fois Schrader et De Niro à Marty à l’occasion de soirées californiennes dont notre bonhomme n’a jamais démenti être là « pour la publicité ». (Les nanas, il avouera plus tard !). On s’amuse, on rigole, sauf que Marty tombe raide dingue du projet et que le producteur intéressé lui lance : « Fait un truc après Boxtha, après on verra... ». Il reprend un vieux projet écrit en 1966, Seasons of the Witch, le réécrit pour nous donner Mean Streets, fait tourner Harvey Keitel et De Niro, ses nouveaux alter ego. Toute l’obsession citée plus haut y explose en une thématique irrévocable. La loi de la rue, le Christ, la culpabilité et tout et toutÉCette fois, tout le monde est content. Sûr ! Le film est remarqué à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes et par la redoutable feu Pauline Kael , critique harpie du New Yorker. Entre-Temps, De Niro reçoit l’Oscar du meilleur second rôle pour Le Parrain II et Scorsese poursuit ses classes en réalisant, sous les conseils de Coppola, un Alice ne vit plus ici qui reçoit lui aussi deux statuettes. Du coup, le petit gars qui détenait les droits de Taxi Driver se souvient du « nain ». Et vous savez-quoi ? Il a bien faitÉ

C’EST A MOI QUE TU PARLES ?

Lorsque « Scorsy » monte les marches du Palais cannois en 1976, il ne sait pas encore qu’il décrochera la Palme. Il se souvient sans douteÉDe de Niro, alternant les avions entre le plateau de Bertolucci qui tournait alors 1900 et le sien, la mère de Jodie Foster se demandant si le rôle de pute proposé à sa fille de 12 ans était une blague, ou de son copain Keitel qui lui glisse à l’oreille qu’il préférerait interpréter les deux minutes du junky maquereau à la place des vingt du militant républicain qu’il lui tenait au chaud. Qu’à cela ne tienne, Scorsese adapte, réécrit, et impose avec Taxi Driver les thématiques esquissées tout en y suggérant d’autres, plus souterraines, qui ne cesseront de se découdre et de s’enchevêtrer. Le premier pivot d’une double porte-battante où mises en doutes de l’auteur et doutes certains s’interchangeront 12 ans plus tard dans La dernière tentation du christ, le pivot parallèle à notre porte de saloon. Tels ces miroirs à battants qui le hantent et qui s’exposeront dans toute l’Ïuvre à venir, jusqu’à pour l’heure Gangs of New YorkÉ

- Arnaud 

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  (C)Ecran Noir 96-05   Dossier préparé par Arnaud, PETSSSsss & Vincy