Fabrice LUCHINI

Fabrice Luchini

Luchini in Beaumarchais
Filmographie
Le Palais de l'insolent

1996, Interview fleuve de Télérama Hors-Série

Comédien fétiche du cinéma d'auteur, acteur chouchouté du grand public et des amateurs de grands textes, Fabrice Luchini est un atypique, un grand mystérieux. Qui vogue allègrement de Céline à Berri, de Rohmer à Lelouch.
Et qui rêve de restituer la musicalité et la sensibilité d'une oeuvre en disparaissant dans ses personnages. Mots d'acteur.


Fabrice Luchini
La marque de Fabrice
Seul en scène, assis à une pauvre table de bois, face à un verre d'eau et à une petite centaine de spectateurs, il dit Un coeur simple de Flaubert. L'oeil est étrangement fixe, comme ouvert sur l'infini; la voix, précise et neutre à la fois, ne marque aucune rupture et semble donner une éternité à chaque mot...
Qui croirait que ce rigoureux prêtre du verbe, adepte des cérémonies secrètes pour u public amoureux des grands textes, est aussi cet acteur populaire que les ados enthousiastes arrêtent en pleine rue, que les cinéastes grand public façon Lelouch (Tous ça...pour ça!), Berri (Uranus) ou Molinaro (Beaumarchais), s'arrachent aujourd'hui?
En 1978, quand il tournait, en vers, le lumineux et éthéré Perceval le Gallois d'Eric Rohmer, personne pourtant ne donnait cher de la carrière de Fabrice Luchini: "Mon problème avec toi, c'est que je ne sais pas si tu es sexuel: si tu es hétérosexuel, homosexuel ou rien du tout..., lui disait alors aimablement son agent. En un mot, il faut bien le reconnaître - excuse-moi -, tu n'as aucun charisme sexuel. Et, au cinéma, il en faut. Du coup, je ne vois pas bien ce que tu vas y faire."
En un peu plus de vingt ans, sans rien renier de ses exigences artistiques il y est tout simplement devenu une de ces rares vedettes nationales sur lesquelles on construit un film, un "nom" sure lequel peut s'échafauder une production sans trop de risques financiers. Comme Clavier, Depardieu, Auteuil ou Lhermitte. ¿ croire qu'il y a un mystère, un phénomène Fabrice Luchini. Cet admirateur éperdu de Nietzsche, de Jouvet, ou mystique Maître Eckhart, qui aurait pu rester à jamais enfermé dans un prestigieux mais mortifère ghetto cinéma d'auteurs, fait maintenant hurler de rire dès qu'il apparaît sur un plateau de télévision, plaît à l'intello comme au prolo, au branché comme au débranché, navigue avec maestria entre interprétation virtuose et numéro cabot.

Télérama: Ca se construit une carrière d'acteur?
FL: Quelle bétise de penser ça! On gère tout au plus le hasard. Et parfois mal! J'ai par exemple refusé longtemps La Discrète de Christophe Vincent, et ce film auquel je ne croyais pas est celui qui m'a fait décoller au cinéma! Non seulement j'avais le rôle principal mais le public venait, aimait: c'était en 1990, c'était la première fois... Je ramais depuis quinze ans! J'avais beau avoir accumulé les succès critiques chez Rohmer, dans Perceval ou plus tard Les Nuits de la pleine lune, je n'ai jamais eu la moindre proposition après ces films-là. Ce qui était finalement pire que tout: j'étais connu et personne, pourtant, ne me voulait, ne me désirait! Après Perceval, j'ai même été obligé de redevenir deux ans coiffeur, mon premier métier... Car j'ai toujours eu besoin d'avoir une pratique, un ´ métier ª: on va mieux en travaillant, personne ne résiste sans le contact avec les autres. Je tiens peut-être cette bonne vieille sagesse de mes origines populaires, de mes parents marchands de fruits et légumes...

Télérama: Que leur devez-vous en tant qu'acteur?
FL: Tant de choses! D'abord, leur boutique, ouverte sur la rue, était un terrain d'observation formidable. Toutes les classes sociales y défilaient, et aussi toutes les variétés de la nature humaine. Et puis pour moi, enfant de la maison, il y avait ce passionnant problème: où me mettre pour ne pas géner... Dans un magasin, le client est roi, il a droit à toute la place, alors où m'installer? «a n'a l'air de rien, mais c'est essentiel de trouver sa place, sans importuner, sans embarrasser les autres, dans une boutique comme sur un plateau de théâtre, de cinéma: une des composantes de l'art de l'acteur est en effet d'avoir le sens et le souci de l'autre, partenaire ou technicien. Personne n'est plus poli, plus courtois que Gérard Depardieu sur un tournage... Un acteur qui ne se surveille pas n'a rien compris à son métier...

Télérama: Quelle place vous étiez-vous finalement trouvée dans la boutique familiale?
FL: Derrière l'étalage, le nez au niveau des fruits et légumes, au milieu d'odeurs délicieuses... Le commerce est une rude école, il faut savoir user de psychologie avec les clients, mentir de temps en temps... Regarder travailler mes parents m'a appris beaucoup. Je me souviens encore que, devenu comédien et en train de jouer au théâtre une pièce plutôt faible, je discutais avec mon père de la manière d'assumer ce mauvais spectacle. Il m'a alors raconté une anecdote qui m'a beaucoup servi. A Rungis, il voyait tous les matins un marchand devant un énorme tas de pommes qu'il ne vendait jamais, parce qu'elles étaient visiblement trop petites. Mon père lui a conseillé d'écrire un joli écriteau: ´ Petites pommes ª. On se les est arrachées en quelques heures... Il faut savoir faire de ses faiblesses une force.

Télérama: Quelles sont donc vos faiblesses?
FL: J'ai mis très longtemps à comprendre, à enregistrer les choses les plus simples. Gamin à l'école, j'étais ailleurs, je ne saisissais même pas ce que racontait le maître, c'était trop abstrait... Après le certificat d'études, à treize ans et demi, j'ai donc tout arrêté. Et ma mère m'a placé chez un coiffeur des beaux quartiers qui faisait une offre dans les petites annonces: elle était contente parce que, dans son salon, au moins je ne souffrirai pas des intempéries, comme eux, et parce que je croiserai des gens distingués. Elle n'avait pas envie que je continue à zoner dans notre rue, où j'étais devenu une espèce de roi, où j'allais de boutique en boutique chanter des chansons, imiter le pape et faire la quête.

Télérama: Vous avez mieux compris le monde au salon de coiffure ?
FL: Non, je ne savais même pas vraiment ce que j'avais à y faire...En fait, je n'ai commencé à m'intégrer, à trouver un sens au réel qu'à travers le théâtre, et les leçons de Jean-Laurent Cochet. Je suis entré dans son cours sur les conseils d'un agent. Je venais de tourner, par hasard, un petit rôle dans un film de Philippe Labro: il m'avait trouvé rigolo dans une boîte de nuit...J'avais enchaîné avec Le Genou de Claire, parce que le producteur de Rohmer m'avait vu dans Tout peur arriver de Labro...Tous ces événements me semblaient confus, irréels. Je ne m'intéressais vraiment qu'aux fringues, à la frime. J'étais hystérique. Je voulais plaire à n'importe quel prix tout en étant persuadé que je n'étais qu'un pauvre type qui ne comprenait rien à rien. Et voilà que, en regardant Cochet indiquer une scène de Labiche, j'ai réalisé que mes sentiments, mes impressions, pouvaient servir à quelque chose: à incarner un personnage, un texte. Une révélation! Même mes émotions de bon à rien devenaient utiles sur scène. Car le métier díacteur intégrait tout: la vie, l'amour, la mort, la psychanalyse et la littérature...J'avais trouvé ma voie.

Télérama: Comment y avez-vous progressé ?
FL: J'ai une terrible curiosité des autres, des rencontres. Mon obsession est de me sortir de ce ´ moi ª trop encombrant...En fait, près de vingt ans de psychanalyse m'ont enseigné que j'avais une forte aptitude à la dépersonnalisation. Je ne fais pas bien la différence entre moi et l'autre. Alors j'avais deux solutions: en souffrir ou en faire un métier. J'en ai fait métier. Mais il faut être rudement fort pour métamorphoser ses faiblesses en force: j'ai dû constamment me chercher des professeurs, des pères.

Télérama: Qui?
FL: Michel Bouquet, essentiellement. Je l'ai rencontré sur un tournage de Pierre Zucca, Vincent mit l'âne dans le pré...J'ai d'abord été impressionné par la qualité de ses silences. Curieusement, en se taisant, il force à écouter. Et savoir écouter pour un acteur, c'est déjà presque un projet d'existence! J'ai tellement admiré Bouquet - et Dieu sait que j'ai besoin d'admirer! - que je lui ai demandé d'être son répétiteur lorsqu'il jouerait En attendant Godot de Beckett au festival d'Avignon. J'y avais un rôle de deux phrases; le metteur en scène, Otomar Krejca, me détestait, il ne cessait de hurler: ´ Mais qu'il est mauvais, ce petit! Vous n'avez aucune présence en scène, Luchini! ª Mais au moins j'ai pu observer Michel, son art de restituer leur mystère, leur poids aux mots. Voilà l'essentiel de notre métier: ´ restituer ª...

Télérama: Comment ?
FL: En étant le plus ordinaire possible. Le grand comédien est celui qui sait se faire infiniment disponible, vide, comme absent, pour que le monde tout autour vienne l'impressionner, telle une plaque photographique. Bouquet me disait toujours: ´ Il faut que tu deviennes normal, apathique. Là, le public peut rentrer dans l'histoire que tu lui racontes. Un acteur n'a pas le droit d'être pittoresque. ª Jouvet aussi recommandait la même chose à ses élèves du conservatoire... Mais le mystère, c'est que ces deux maîtres qui chérissent la dépersonnalisation sont en fait des acteurs à la personnalité écrasante...Sans doute n'est-il pas possible d'énoncer une théorie, un mode d'emploi du jeu de l'acteur: il n'y a que des pratiques d'acteurs singulières.

Télérama: Michel Bouquet vous a-t-il un jour fait un compliment ?
FL: Le plus beau de tous! Il était venu me voir interprêter Voyage au bout de la nuit de Céline. Après la représentation, il monte me saluer dans ma loge et ne m'en dit pas un mot. Nous partons souper. Toujours rien. Et puis, avant de nous quitter, il murmure: ´ Je sais pourquoi ce spectacle est un succès: le public sort renseigné sur lui-même. ª Mais le voilà, le but de tout artiste: renseigner l'autre sur lui-même! Et réfléchissez bien, un couple qui ne marche plus, c'est un couple où l'homme et la femme ne renseignent plus, non plus, l'autre sur lui-même...

Télérama: D'où vous est venu ce goût de lire seul en scène Voyage au bout de la nuit de Céline et Un coeur simple de Flaubert ?
FL: Je ne peux pas tenir debout si je ne m'impose pas des choses impossibles. De quel droit incarner Flaubert, par exemple, ce génie de la phrase parfaite, qui avait l'obsession de disparaître en tant qu'individu derrière ses propres mots, qui voulait désespérément dans Madame Bovary être tout ensemble Emma, le cheval, la calèche, le chapeau...Et pourquoi violer ce moment béni de la lecture silencieuse que peut éprouver chez lui le spectateur ? Pour tenter de ´ restituer ª une fois encore la musique d'une écriture et les cicatrices díun poète...Quel orgueil! Mais si j'ai besoin de faire des films commerciaux pour la reconnaissance du public, j'ai besoin aussi d'aventures artistiques dangereuses pour aller plus loin et me dépasser moi-même. Comme aucun metteur en scène réputé talentueux du secteur subventionné ne m'a jamais fait signe - de Vitez à Chéreau - je suis bien obligé de me lancer seul si je veux avancer.

Télérama: Vous n'avez pas l'air de considérer que le cinéma puisse améliorer votre jeu ?
FL: Evidemment non! Il níy a jamais au cinéma, comme au théâtre, de grand texte à servir et auquel s'affronter. Devant la caméra, il suffit de se laisser surprendre, de s'abandonner à la vision du réalisateur. Une attitudes presque passive; alors qu'au théâtre il faut au contraire trouver seul la force émotionnelle de la réplique, tout en respectant l'innocence du texte, se maîtriser, en somme, pour mieux s'oublier... Si je ne m'enrichissais pas, si je ne m'éprouvais pas moi-même constamment au contact des grandes oeuvres sur scène, je n'aurais sans doute rien à donner au cinéma. C'est au théâtre que je me construis, que je me façonne. Jouvet disait qu'à quarante ans on est responsable de la longueur de son nez et de la taille de ses yeux. J'en ai quarante-quatre.

Télérama: C'est douloureux d'être acteur ?
FL: Pas plus que d'être ouvrier, n'exagérons rien... Il faut avoir la pudeur, ou au moins la décence, de ne pas se plaindre. Certains d'entre nous, comme moi, gagnent même luxueusement leur vie. Mais l'argent dans nos métiers est vécu différemment; Il est le prix de nos voyages intérieurs difficiles, le prix de nos peurs, de nos anxiétés; il sert aussi d'étalon entre nous... Voilà pourquoi nous sommes parfois si exigeants sur les contrats... Mais, au fond, cet argent-là, je ne le dépense même pas, je suis économe. A cause de mes origines modestes, sans doute. J'aurais honte de gaspiller l'argent dont mes parents ont tellement manqué. Je me dis aussi que mon succès actuel, peut-être, ne durera pas...

Télérama: Vous êtes anxieux ?
FL: Un acteur est construit par le désir des autres. C'est capricieux le désir des autres.

Télérama: Ce désir vous a parfois changé ?
FL: Ma voix a changé. Elle a trouvé son médium. Voyez dans les films de Rohmer, comme elle est haut perchée. Or, je me suis rendu compte que les spectateurs n'étaient pas vraiment confortables lorsque la voix manquait de largesse. Je me suis adapté. De même, le public a envie que vous soyez tonique, gai, quel que soit le rôle... Un tragédien doit toujours être énergique pour passer la rampe. Il faut donner le change.

Télérama: Comment gère-t-on son succès ?
FL: Il ne faut pas faire la moindre faute ! Sur un plateau de cinéma, la manière de se comporter avec les partenaires, le metteur en scène, les techniciens, est un exercice de haute voltige, aussi important que votre performance d'acteur... Il y a ainsi une hiérarchie à respecter: on ne tapera jamais sur le ventre ou l'épaule des grands aînés, Noiret, Rochefort ou Marielle; on ne les gènera pas pendant une prise; on ne leur demandera rien non plus; on se fera oublier... Face au metteur en scène, on observera scrupuleusement son attitude après les premiers rushes du film: si son sourire a changé, c'est qu'on est mauvais. Attention... Il ne faut pas s'oublier une seconde, mais tout contrôler, tout examiner sans cesse.

Télérama: Et le public ?
FL: Il faut continuer de le maintenir à distance. Lui suggérer les émotions, mais ne jamais chercher à les expliquer. Ne pas vouloir non plus de relation fusionnelle avec lui, comme au music-hall, sinon on en est prisonnier et on ne peut plus tenir le propos de l'auteur. C'est finalement la même relation qu'entre un psychanalyste et son patient.

Télérama: Mais cette fois, c'est vous le psychanalyste ?
FL: Un comédien ne doit-il pas se déplacer, changer de rôle ? Je rêve d'une carrière à la Depardieu, qui est passé sans complexe de Duras à Zidi...

Télérama: Mais l'acteur-psychanalyste n'exerce-t-il pas un certain pouvoir ?
FL: Alors abandonnons immédiatement la métaphore! ´ Fabrice, n'oublie jamais qu'ils ne viennent pas te regarder jouer, mais jouer avec toi ª, me répétait Michel Bouquet... Le but d'un acteur, ce n'est jamais sa propre émotion mais celle quíil provoque chez les autres. Et il ne la provoquera qu'avec la plus absolue légèreté. C'est le paradoxe de Diderot: seul émeut l'acteur quasi impassible, qui retient sa peine et ses larmes. Celui qui pleure fait au contraire sourire. ´ Si le comédien veut descendre dans le profond, il se noie, disait Jouvet. Il faut dans sa participation qu'il reste en surface. C'est là qu'il a plus de chances et de facilités pour peser sur l'âme et l'esprit du spectateur. Provocateur habile, ce n'est ni dans sa nature, ni dans son métier d'être profond. ª

Télérama: Vous n'êtes pas profond ?
FL: Je ne suis même pas intelligent... J'ai des intuitions, parfois des fulgurances; je peux sentir à merveille le mouvement d'une phrase ; je peux deviner les gens, leurs désirs, leurs frustrations; ils me passionnent et je parviens souvent à les imiter. C'est une espèce de don... Mais je n'ai aucune vision, aucune perception globales de rien. Comme tous les autodidactes, j'ai des bribes de savoir, des bribes de culture et j'y mets une telle passion, une telle violence qu'elles font illusion.

Télérama: Mais est-ce utile pour un comédien d'être intelligent ?
FL: Jouvet disait que non... L'intelligence souvent assèche, empêche l'acteur d'atteindre un sentiment, une émotion qu'il disséquerait trop bien. Mais pour moi la véritable intelligence, c'est surtout la disponibilité à l'autre, l'ouverture. Alors oui, peut-être, je suis intelligent.

Télérama: Et séducteur? FL: On n'est jamais séduit chez l'autre que par ce qui lui échappe. Si un acteur se contente díexploiter son fonds de commerce, il ne durera pas longtemps. Voyez comme les femmes aiment par exemple vos détresses secrètes, votre talon díAchille, vos faiblesses. Plaire longtemps, c'est donc se condamner à quelques félures secrètes. Pourquoi non ?


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