David Lynch, Lion d'or et Palme d'or, n'a pas tourné de long métrage depuis 2006. Une longue absence. Heureusement il nous a offert une suite à Twin peaks pour la télé. Et on peut voir ses photos fétéchistes dans l'exposition de Louboutin au Palais de la Porte dorée. Il vient aussi de terminer un court métrage. Elephant Man ressort cette semaine en salles.



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MASCULIN FEMININ





«Il faut décrire l’homme, mettre en image l’odeur du corps humain. Décris-moi des types implacables, égoïstes, radins, sensuels, cruels… il n’y a que des hommes dégueulasses ici-bas !» - Le scénariste Yoshikata Yoda citant le réalisateur, in Souvenirs de Kenji Mizoguchi.

On a souvent dit que Mizoguchi était un cinéaste féministe. A voir la lâcheté des hommes qui s’agitent ou le courage des femmes qui se sacrifient dans la quasi totalité de son œuvre, ce féminisme a le parfum de l’évidence. Pourtant, à y regarder de plus, les hommes et les femmes ne sont pas tant dans un rapport d’opposition que dans un lien vivant de complémentarité. Il y a du passage entre masculin et féminin. Quatre des cinq films réunis dans le coffret Kenji Mizoguchi, les années 1940 sont des récits tournés vers le passé ; à travers le prisme du film d’époque, Mizoguchi interroge le lien masculin / féminin brisé dans le monde de l’après-guerre, cherchant à définir un nouvel état de fait sociologique et plus encore moral. Pour le cinéaste, la femme donne naissance à l’homme deux fois : en accouchant et en lui donnant sa force, une force qui lui permet à son tour de créer.

L’Epée de Bijomaru (1945)
Tourné en 20 jours juste après la guerre, L’Epée de Bijomaru est un film de commande et de genre – ce qui n’empêche aucunement Mizoguchi d’en faire un film personnel. Kiyone est un forgeron corps et âme dévoué à son seigneur, mais l’épée qu’il lui a forgée se brise au combat. C’est la fille du seigneur qui l’empêche de se suicider pour se laver de cette faute. C’est elle, encore, qui lui commande après la mort de son père une épée pour le venger. C’est elle, enfin, qui tue le meurtrier. De façon audacieuse, le film inverse les valeurs guerrières. Lors du combat final, c’est l’homme qui suit, telle une ombre, les déplacements de la femme armée. Dans la scène de l’édification quasi mythologique de l’épée, alors que le forgeron s’épuise à frapper le fer sur le feu, la femme, tel un fantôme, apparaît en surimpression. Esthétiquement, l’homme et la femme, réunis dans un même corps, sont le négatif et le positif l’un de l’autre, et c’est de leur accord – au sens le plus musical, le son des deux fers rythmant la scène – que naît l’épée sacrée. C’est parce qu’ils sont au service d’une cause noble, une justice supérieure, qu’ils donnent, comme disait le maître-forgeron, une « âme » à cette épée. Si l’œuvre du forgeron a une âme, celle du cinéaste également : l’épée est la métaphore de l’œuvre d’art, et le forgeron le reflet du cinéaste, un cinéaste qui a donc besoin de la présence de la femme pour filmer, lui donnant la première place au beau milieu d’un film de genre habituellement masculin.

Cinq femmes autour d’Utamaro (1946)
Utamaro, grand peintre des femmes du XVIIIème siècle, est un miroir plus complexe encore pour le cinéaste. Dès le titre, se pose la question du centre : « Qui tourne autour de qui ? » devient l’art poétique du film – qui est au centre du plan, qui est net, qui est flou. Le sujet des intrigues, ce sont bien les cinq femmes, et l’artiste n’est dès lors qu’un observateur, en recul par rapport à la vie. Mais c’est sa main qui peint pour l’éternité les passions des femmes vouées à la cendre. Au fond, les femmes n’existeraient pas en tant qu’art sans Utamaro, mais Utamaro n’existerait pas non plus en tant qu’artiste sans l’énergie que la vie pleinement vécue de ses femmes lui insuffle. En présence des femmes, le peintre est filmé de trois quarts dos ou de profil, doublant le regard du spectateur : le point de vue est le sien, c’est lui le centre, et les femmes sont celles qui mettent en mouvement son monde dans un tourbillon dévastateur – mais il faut bien qu’il y ait destruction pour qu’il y ait création. Dans une scène remarquable, vers la fin du film, une des cinq femmes, Okita (Kinuyo Takata), confie à Utamaro qu’elle vient de tuer son amant infidèle. Derrière elle, floues, deux figurantes pleurent. On les a à peine regardées ces deux femmes, elles n’ont eu pour l’instant aucun rôle et n’en auront plus après cette scène, pourtant, soudain, elles deviennent nettes et se mettent à parler pour toutes les femmes de l’ombre, pour toutes les femmes « autour ». Qu’est-ce qu’elles disent ? Elles disent leur asservissement au monde des hommes, elles disent que toutes les femmes devraient agir comme Okita, se révolter, mais que leur éducation les a enfermées dans un carcan de renoncement. S’il y a du féminisme dans le cinéma de Mizoguchi, il est bien là, à mille lieues de l’image de la femme sacrificielle. Dans le cadre, l’énergie de vie et de mort circule de Okita aux deux figurantes avant qu’un léger mouvement de caméra recadre le plan vers Utamaro dont on ne voyait plus le visage. Le peintre ne peut littéralement pas exister à ce moment-là puisqu’il a les mains liées par un pouvoir despotique qui lui interdit de toucher un pinceau. Une fois libéré, Utamaro se met à peindre ce qu’il a vu, c’est-à-dire les corps vibrants de ces femmes. Le générique de fin laisse se déposer une à une, comme des feuilles mortes, les estampes bien vivantes représentant les femmes. Il ne s’agit pas là d’un rappel au spectateur négligeant du talent d’Utamaro, mais avant tout d’un hymne à l’énergie créatrice, celle que les femmes lui ont transmise. Mizoguchi, à sa manière, a lui aussi les mains liées par la guerre. En 1946, il recouvre une pleine liberté de créer, réalise ce film allégorique de lui-même et donne à Kinuyo Takata, son actrice fétiche, un de ses plus beaux rôles – avec peut-être celui de l’actrice Sumako.

L’Amour de l’actrice Sumako (1947)
Mizoguchi livre cette fois son autoportrait en metteur en scène de théâtre à la fin du XIXème siècle. A la recherche de l’actrice pour le rôle moderne d’Hedda Gabler d’Ibsen, Shimamura s’arrête dans la rue fasciné par un spectacle bien réel : une femme s’en prend à son ex-mari, imposant sa liberté. Pour cette femme, la Sumako du titre, le metteur en scène renonce à tout : sa famille, son travail de professeur et l’honneur qu’il chérissait tant. Shimamura quitte un monde aux valeurs établies pour lui préférer un monde plus ingrat certes, mais au service de l’art. L’Amour de l’actrice Sumako n’est pas la simple histoire d’une passion contrariée par la morale de la société japonaise du XIXème siècle, c’est avant tout – et encore une fois – l’accord de deux âmes pour une union plus haute. Les moments d’entente ont d’ailleurs lieu sur scène : Sumako tombe amoureuse de Shimamura une fois qu’il la dirige. Si ce metteur en scène est l’un des plus beaux personnages masculins de toute l’œuvre de Mizoguchi, c’est qu’au fond, c’est une de ses créatures les plus féminines – et l’acteur Sô Yamamura l’interprète avec une douceur inégalable. En renonçant aux convenances, Shimamura est l’égal des femmes autour d’Utamaro. Il sacrifie sa vie au nom de l’idéal qu’il partage avec Sumako, la recherche d’un théâtre nouveau. Dans un beau moment, qui est en quelque sorte l’inverse de la scène du fantôme de L’Epée de Bijomaru, Sumako parachève le travail du metteur en scène aimé après sa mort en dirigeant un acteur comme Shimamura l’aurait fait. Nulle surimpression, aucune ombre blanche : c’est le jeu de Kinuyo Takata qui porte en étendard la présence du masculin – sa démarche heurtée, sa voix prononçant les mots tels que lui les aurait prononcés. Sumako rejoint Shimamura dans un art comme « extension de la réalité », au seuil où masculin et féminin, vie et mort ne font plus qu’un.

Les Femmes de la nuit (1948)
Quand les hommes sont condamnés à errer dans les bas-fonds de la médiocrité – vagabonds, violeurs, profiteurs – ou à jouer les bienfaiteurs inutiles – le médecin qui ne parvient à sauver personne –, les femmes entre elles deviennent aussi voraces que des hommes. Les Femmes de la nuit est l’un des films les plus désespérés de Mizoguchi. Pour son premier film contemporain de l’après-guerre, il s’inspire du néoréalisme italien. L’histoire est celle de trois femmes qui, dans la plus pure tradition du mélodrame, échouent à la ville où elles deviennent des prostituées. Le cinéaste montre comment la femme est contaminée par la bestialité de l’homme – une contamination très concrète puisque le patron, en plus d’être un infidèle, un lâche et de détourner de l’argent, donne la syphilis à l’une des héroïnes. C’est en se rendant compte que son patron et amant la trompe avec sa sœur que Fusako quitte son appartement et finit à la rue. Abandonnée par le même homme (envoyé en prison), la sœur se retrouve à l’hospice des prostituées. La chute de la troisième femme, une toute jeune paysanne, est encore plus exemplaire : à peine descendue du train, elle se fait violer et détrousser par un voyou, puis subit la horde des femmes qui lui sautent au cou et lui arrachent ses vêtements – elles ont toutes connu le même destin. Cette scène annonce le morceau de bravoure final quand Fusako est écartelée par des prostituées – un tableau de la Passion où Marie-Madeleine et le Christ ne feraient qu’un. La scène a lieu dans une église en ruine – la guerre toujours. Il ne reste que des gravats et un dôme sur lequel trône une Vierge à l’enfant. Si les femmes transmettaient à Utamaro une énergie créatrice, les hommes ne donnent ici aux femmes que le virus de la destruction. Face à ces femmes animales, guerrières, ne reste plus qu’un espoir, cette image qui double le vitrail du dôme : deux femmes blessées qui un instant s’étreignent dans un monde dévasté.

Flamme de mon amour (1949)
Une femme prend dans ses bras une autre femme plus faible : la dernière image de Flamme de mon amour est la même que celle des Femmes de la nuit. Dans ces deux films où il n’est pas question d’art (et pour cause ces femmes en lutte ont bien d’autres choses à penser), le sacré n’est pas dans l’œuvre mais dans l’union spirituelle des femmes entre elles. Le cinéaste ne filme pas en gros plans qui souligneraient les affects, il préfère les plans larges qui montrent un personnage dans un espace : en l’occurrence, les femmes sont filmées comme dans une prison. Le cadre est celui du désir de l’homme, si bien que la femme n’a jamais la place (l’espace dans le cadre) de désirer. Même le premier amoureux de Hirayama devient violent quand elle refuse de l’épouser : il renverse le décor pour tenter de la posséder. Derrière ses abords civilisés, le héros de la révolution, Omoi, encercle Hirayama et l’embrasse jusqu’à ce qu’elle se laisse faire. Il n’y a pas de désir consenti chez Mizoguchi : la sexualité est savamment éludée entre deux personnages qui s’aiment, comme Shimamura et Sumako, et ne semble intéresser le cinéaste qu’en tant qu’elle est viol et asservissement. Hirayama, féministe naissante, doit opposer à cette prison un autre espace, créer un lieu dédié à la liberté de la femme – une école de jeunes filles. Face à l’indépendante Hirayama, dans la série des jeunes naïves qui peuplent les films de Mizoguchi, Chiyo a une force particulière. Après être tombée amoureuse de son violeur, elle est vendue et est sauvée, croit-elle, en devenant la servante puis la maîtresse d’Omoi. En voyant Hirayama quitter le politicien parce que, malgré son discours progressiste, il reproduit l’asservissement éternel des femmes, Chiyo comprend. Au sens propre, la lumière de la porte qu’ouvre Hirayama arrive jusqu’à elle, puis dans le train qui retourne vers leur village, enveloppé de blanc, son visage s’illumine soudain, comme touché par la force de Hirayama.

La « flamme » chez Mizoguchi a, en réalité, peu à voir avec l’amour, et désigne plutôt le flambeau de la libération qui passe de femme en femme. Les hommes, quant à eux, assistent au miracle de la femme qui vit. Dominants, ils n’ont pas besoin de se libérer ; il n’y a guère que les artistes poursuivis par un régime injuste qui doivent briser des chaînes. Uni, le couple masculin féminin crée alors un équilibre : c’est quand Kiyone s’allie à la fille du seigneur qu’il trouve l’âme de l’épée, c’est quand Shimamura meurt que Sumako décline, et c’est aussi quand les femmes sortent du cocon rassurant d’Utamaro qu’elles se perdent, se laissant dominer par la folie meurtrière. Il n’y a pas de lumière sans ombre, et Mizoguchi ne filme rien d’autre que cela – la lueur au cœur des ténèbres. Moins qu’une libération pleine et réalisée, le cinéaste filme la soif de liberté, sa tentation, le moment où l’on commence à percevoir que quelque chose d’autre existe. Cette naissance se passe au creux d’une âme. Rien n’est plus difficile à montrer au cinéma, car rien n’est moins visible. Pourtant, et c’est ce qui fait la grandeur du cinéma de Mizoguchi, ce sont ces âmes qui peuplent la mémoire du spectateur, des personnages qui existent au-delà de la vie et de la mort. Okita, à la fin de Cinq femmes autour d’Utamaro, ne dit finalement pas autre chose. Elle sait qu’elle va mourir et rend visite une dernière fois au peintre pour lui offrir sa vérité : « N’oubliez pas l’estampe d’Okita », dit-elle, n’appelant pas à se souvenir d’elle mais plutôt de l’image à jamais gravée par l’artiste – un trait plus vivant que la vie elle-même.

Martin


 
 
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