
Eleanor, 94 ans, perd sa meilleure amie et colocataire après douze ans de vie commune et emménage chez sa fille à New York. À la suite d’un malentendu, elle rejoint un groupe de quartier et, pour se sentir acceptée, s’approprie l’histoire familiale de la Shoah qui appartenait en réalité à son amie défunte. Quand sa fille révèle la supercherie, Eleanor humilie sa famille, blesse les membres du groupe et trahit la confiance de Nina, une étudiante en journalisme qui avait intégré ce faux récit dans un devoir. La situation se complique encore lorsque le père de Nina, présentateur télé endeuillé lui aussi, diffuse publiquement cette histoire à l’antenne, forçant chacun à affronter à la fois le mensonge et son propre travail de deuil.
Premier film de la star américaine Scarlett Johansson, Eleanor the Great est une chronique douce-amère plaisante et bien écrite qui flirte avec un certain cinéma américain : des comédies typiquement new yorkaises, de Woody Allen à Noah Baumbach, ou plus généralement des portraits de seniors à la Tatie Danielle comme on a pu le voir chez Clint Eastwood ou Alexander Payne. « Je suis vieille et je vous emmerde ».
Johansson ne rivalise certainement pas avec ces pointures du 7e art, mais elle délivre un film appliqué, reposant à la fois sur le scénario bien écrit de Tory Kamen et sur le talent d’une actrice exceptionnelle, June Squibb, qui a croisé Allen et Payne (Monsieur Schmidt et Nebraska, qui lui vaut une nomination aux Oscars). L’actrice de théâtre a été recrutée tardivement par le cinéma mais elle a pu tourner chez Martin Scorsese, Frank Oz, Todd Haynes, et s’offrir une carrière vocale dans les Pixar et Disney (la voix de la nostalgie dans Vive Versa 2 c’est elle). C’est surtout dans Thelma de Josh Margolin, l’an dernier, qu’on l’a remarquée en vieille excentrique.
Golden Girl

La primo-réalisatrice a eu le nez creux en la choisissant pour son film : elle en est l’épicentre et on en oublie la mise en scène scolaire et le scénario cousu de fil blanc. Grâce à elle on navigue entre empathie et dérision inattendue. Elle aurait été parfaite dans la sitcom The Golden Girls (Les craquantes). Vieille canaille retraitée et veuve sous le soleil de Floride, partageant sa vie avec une amie de jeunesse, elle est contrainte de revenir dans sa ville d’origine, New York (filmée sous tous ses angles). À 94 ans, que peut-on faire de sa vie? Finir à l’Ehpad? Être un poids pour sa fille? Comment être utile? Comment être encore regardée, considérée?
Eleanor the Great n’est pas forcément le film qu’on attendait de la part de Scarlett Johansson. Contrairement à Kirsten Stewart avec The Chronology of the Water (présenté aussi à Un Certain Regard cette année à Cannes), l’actrice, pour son passage derrière la caméra, a opté pour un film plus convenu, plus sage, mais pas moins intrigant. Qu’une star hollywoodienne, jugée parmi les plus sexys du cinéma depuis une vingtaine d’années, propose un film autour de femmes ridées, aux poitrines tombantes, aux hanches épaissies, aux visages creusés par le temps, est un geste significatif dans un écosystème obsédé par la jeunesse et la beauté plastique.
Grey Widow

De même, le fait que le pitch s’articule autour de la Shoah et de la transmission n’est pas anodin dans une époque où tout se swipe et se scroll, où complotisme et désinformation sont à égalité avec l’histoire et les faits. Eleanor, en s’appropriant l’histoire personnelle de sa défunte amie, se piège dans son mensonge. Mais comment lui en vouloir? Ce subterfuge lui vaut une reconnaissance qui flatte un égo abimé – qui s’intéresse aux vieux? – et fait revivre sa colocataire disparue. De manière sensible et touchante, de façon souvent très appuyée, la comédie mélo insiste sur la solitude de cette vieille femme ordinaire, fantasque et attachante, qui voit ses souvenirs fanés avec les assauts d’un temps qui se raccourcit.
Et après tout, l’intention est pure, celle d’Eleanor comme celle de la réalisatrice. Rempli de bons sentiments, refusant toute noirceur, le film se colle à cette belle histoire, plutôt que de proposer un point de vue plus personnel sur le personnage. On regrette alors que Scarlett Johansson n’est pas calqué sa mise en scène au franc-parler de son héroïne. Le film aurait gagné avec davantage de mordant sur le flou entre vérité et mensonge et avec une critique plus incisive sur une société excluant les ancêtres.
Lost in transmission

Las, dans sa seconde partie, la drama-com n’évite ni les clichés ni les effets tire-larmes, là où la nuance et le chagrin suffisaient. La promesse d’une comédie grinçante s’évapore au fil des scènes avec un drame psychologique autour de la perte. Il y a, heureusement, quelques jolies pirouettes et l’incorrigible grande gueule d’Eleanor, pour retrouver l’esprit insufflé dans la première moitié du film. Pas assez subjectif, Eleanor the Great se veut sans doute trop aimable. Mais, après tout, le film proclame que raconter l’histoire des autres c’est une manière de ne pas les oublier, de transmettre leurs joies et leurs souffrances pour que leur vérité existe. Là dessus, Scarlett Johansson ne manque pas son objectif en s’appropriant le scénario de Tory Kamen, inspiré du vécu de sa propre grand-mère.
Et c’est peut-être là que se situe l’intérêt du film : s’approprier une vérité qui n’est pas la nôtre est-ce moral ? (que ce soit au cinéma, en littérature, dans la vie…). Clairement, Eleanor, en se mettant au centre, en prenant le mérite, en utilisant la douleur d’une autre comme ornement pour son égo, agit de façon immorale. Mais en fouillant bien, en la faisant sienne, en la comprenant, en la transmettant aux jeunes générations, en redevenant honnête sur ses origines, la vieille dame la rend bien plus universelle. Comme l’écrivait Jean-Paul Sartre : « “Chacun sa vérité” est une formule juste, car chacun se définit par la vérité vivante qu’il dévoile. »
Eleanor the Great
Cannes 2025. Un Certain regard.
1h38
Sortie en salles : 19 novembre 2025
Réalisation : Scarlett Johansson
Scénario : Tory Kamen
Image : Hélène Louvart
Musique : Dustin O'Halloran
Distribution : Sony Pictures France
Avec June Squibb, Erin Kellyman, Jessica Hecht, Will Price, Chiwetel Ejiofor ...
