
Un père de famille en quête d’un nouveau souffle décide de se reconvertir dans le trafic d’oeuvres d’art, dans l’Amérique des années 1970. Avec deux complices, il s’introduit dans un musée et dérobe des tableaux. Mais la réalité le rattrape : écouler les oeuvres s’avère compliqué. Traqué, il entame alors une cavale sans retour.
Il aurait été surprenant que Kelly Reichardt imagine un film de casse (heist movie) en s’appliquant à reprendre tous les codes du genre, formatés par les studios hollywoodiens. Factuellement, il faut remonter à Steven Soderbergh pour retrouver une telle liberté de style pour détourner les règles.
The Mastermind va même bien plus loin : c’est un braquage en bonne et due forme du cinéma « mainstream ». La réalisatrice s’approprie le registre pour signer une œuvre déroutante, avec sa propre touche.
En situant son film au début des années 1970, Reichardt veut lui donner un double contexte, politique et esthétique. C’est l’époque des manifestations contre la guerre du Vietnam (et donc, en sous texte, contre toutes les guerres colonialistes), des premiers combats féministes mais aussi celle de l’amorce de l’effondrement de l’American Dream propagé depuis la seconde guerre mondiale. Toutes ressemblances avec des faits actuels n’est évidemment pas une coïncidence.
« T’as pas assez réfléchi. Sans offense. »
C’est aussi à cette même période que le cinéma américain va connaître son mouvement artistique le plus révolutionnaire, le Nouvel Hollywood. Et la réalisatrice n’hésite pas à truffer son film de références (Schatzberg, Lumet, Pekinpah, Siegel), à commencer avec son personnage principal, anti-héros parfait digne des perdants et autres perdus des seventies. Elle y ajoute même une dose de cinéma italien (Antonioni en premier lieu, mais aussi Bandits à Milan ou Milano Calibro 9) et un clin d’œil aux enfants dysfonctionnels de Wes Anderson.

Minimalisme assumé
En s’inspirant de ces films, elle construit le sien avec les mêmes intentions : un cinéma plus réaliste, aucun héros, une critique sociale et même morale, le tout enveloppé dans une direction artistique élégante (musique jazzy inclue, jusqu’à devenir insupportable).
Cette revisitation contemporaine avait tout pour séduire. D’autant que Josh O’Connor interprète impeccablement ce « loser », à la fois père de famille et fils de, chômeur et possiblement esprit brillant. Le fameux mastermind, ce serait lui. Un faux génie qui envisage le vol de toiles du musée local. Grande ambition, petits moyens.
Reichardt impose très vite son regard original sur un scénario qu’elle épure au maximum. Monteuse, elle dicte aussi le rythme de ces péripéties, loin de la frénésie des films actuels. The Mastermind opère ainsi sa mue. Au départ, il s’agit d’une chronique de l’échec autour d’un branquignol. Que ce soit sa famille ou le cambriolage, ses associés « pieds nickelés » ou les toiles du peintre Arthur Dove volées, rien ne va se dérouler comme prévu et tout va le conduire à l’isolement. La solidarité n’est pas le point fort de la civilisation américaine. Dans cette première partie, surgissent parfois des fulgurances burlesques. Mais Reichardt ne lâche jamais son personnage, pour lequel on a, étrangement, une douce empathie, malgré sa crétinerie.
Marginalité retrouvée
C’est tout le talent de la cinéaste. Nous attacher à ce « dumb and dumber » qui ne trouve pas sa place dans le système et qui ne trouve grâce aux yeux de personne. L’histoire s’avère pourtant moins passionnante qu’elle en a l’air, malgré toutes les bonnes intentions cinéphiliques du film.
Aussi, quand la seconde partie du film débute, on assiste presque à une autre fiction. Une longue errance à travers une Amérique désillusionnée, quand elle n’est pas abandonnée. Le Canada apparaît comme un éden pour les déserteurs, les radicaux et autres traqués du pouvoir nixonien. Le cambrioleur amateur devient alors un vagabond, figure emblématique d’un autre cinéma américain (Les raisons de la colère, The Tramp, mais surtout dans les années 1970 Paper Moon ou Five easy pieces). Reichardt renoue alors avec son cinéma de manière plus familière.

The Mastermind change de visage. La marginalité et le déclassement s’invitent dans le tableau. On croise alors des révoltés, des allumés et ce couple d’amis qui préfèrent vivre à l’écart du chaos. Un gardien qui dort, un flic qui se cache, un voisin en robe de chambre : tous les hommes sont dépeints comme vulnérables, impuissants ou lâches, tandis que les femmes s’affirment par leur regard désapprobateur et leur rigueur morale.
Mais, allez savoir pourquoi, aussi intéressant soit ce portrait d’une Amérique malade, le film s’enfonce au fil de non événements dans une insignifiance qui nous laisse à distance. La lenteur entraîne l’ennui et, à l’instar de son personnage principal, on a le sentiment de suivre une échappée belle sous lexomil (voire sous xanax).
« Drôle de période »
Et si les dix dernières minutes nous emballent par la cruelle ironie qu’elle inflige à son fuyard, cela ne rattrape pas l’impression d’être passé à côté d’un grand film tragicomique (l’ultime séquence aurait pu être signée par un Elia Suleiman) sur une nation désincarnée et une société individualiste.
Kelly Reichardt qui aime tant filmer des idéalistes empêchés a finalement souffert de leur syndrome. Son film n’atteint pas ses objectifs, comme une ambition manquée, hors d’atteinte. Intelligent certainement, mais sans doute trop fabriqué pour être touchant et passionnant.
The Mastermind
Cannes 2025. Compétition.
1h50
Réalisation, scénario et montage : Kelly Reichardt
Musique : Rob Mazurek
Image : Christopher Blauvelt
Distribution : Condor
Avec Josh O'Connor, Alana Haim, John Magaro, Hope Davis, Bill Camp, Gaby Hoffmann