Cannes 2025 | Chronique des années de braise, une épopée algérienne au cœur de l’Histoire

Cannes 2025 | Chronique des années de braise, une épopée algérienne au cœur de l’Histoire

En 1975, le cinéma algérien décroche sa première et unique Palme d’or à Cannes. C’est aussi une première pour un film arabe et pour un film africain, et c’est toujours le cas cinquante ans plus tard. Chronique des années de braise est une fresque ample, tumultueuse, presque biblique, qui retrace la lente montée en puissance de la révolte populaire menant à la guerre d’indépendance. Un film de poussière et de colère qui ravive une mémoire encore brûlante. L’Algérie n’est indépendante que depuis 1962.

Le film a été présenté dans une version restaurée à Cannes Classics cette année. Le distributeur Les Acacias le ressort dans les salles le 6 août.

Entre temps, le réalisateur, Mohammed Lakhdar‑Hamina, s’est éteint le 23 mai 2025 à l’âge de 91 ans. Au fil de sa filmo, il a forgé un style puissant, à la croisée du néoréalisme et de l’épopée, mêlant souffle historique et tension poétique. Figure majeure du cinéma postcolonial, il laisse une œuvre habitée par la conviction que le cinéma peut être un outil de libération, que l’art peut être synonyme d’émancipation pour le peuple. Dans le film, « Le petit Algérien en chéchia rouge qui récite dans un français mâtiné d’accent arabe le couplet héroïque à la gloire de la France éterne le, devant le monument aux morts, le 11 novembre, en face des autorités militaires franco-algériennes, c’était moi » explique dans une interview le cinéaste, à la sortie du film. « J’avais onze ans en 45. À d’autres gamins, on avait appris à chanter « Maréchal nous voilà », eux qui ne se doutaient pas qu’ils étaient pour Hitler des Sémites, une race à faire disparaître. Dans la confusion, une seule évidence, le ridicule. »

Fragments d’un peuple

Le titre, Chronique des années de braise, dit déjà tout : il s’agit d’un récit de cendres, de braises, d’étincelles qui couvent sous les décombres de l’histoire coloniale. Le film s’ouvre en 1954, aux premiers jours de la guerre d’indépendance algérienne. Mais très vite, Lakhdar-Hamina délaisse le récit classique au profit d’un puzzle éclaté en six tableaux, six « chapitres » qui remontent le temps, depuis les massacres de Sétif en 1945 jusqu’aux famines, humiliations et soulèvements des années 1930. Le feu n’est pas d’aujourd’hui et les flammes se nourrissent de ce passé explosif.

Ce découpage en segments permet au cinéaste de structurer un discours historique où les événements ne sont pas enchaînés, mais liés par des motifs récurrents : la terre confisquée, la parole muselée, la force déchaînée. Le peuple algérien, dans toute sa diversité rurale, tribale et prolétaire, s’érige en véritable héros du film. Aucun personnage ne s’impose durablement : on passe d’un visage à l’autre, des cris aux actes. Un peuple-mosaïque dans un film composite. Lakhdar-Hamina le filme et le sublime dans sa dignité et sa souffrance.

Œuvre lyrique

Formé au cinéma à Prague et influencé par le néoréalisme italien, Lakhdar-Hamina offre à son film un souffle visuel impressionnant. Les panoramiques sur les étendues désertiques, les plans-séquences sur les foules en colère, les contre-plongées mythologiques sur les figures de femmes et d’enfants rappellent autant Eisenstein que Pasolini. Chaque cadre semble chargé d’une tension picturale, comme s’il s’agissait de tableaux en mouvement. De cette ambition, on retient la séquence chaotique du marché incendié et certains plans fixes plus symboliques tel cet enfant tenant un fusil trop grand pour lui ou cette mère lavant le cadavre de son fils dans le silence.

Le montage épouse cette esthétique de la fêlure. Il faut accepter de perdre ses repères chronologiques, de se laisser porter par les ellipses, les ruptures, les transitions abruptes. Ce désordre apparent converge vers une approche politique du temps : il traduit la discontinuité violente de l’histoire coloniale et la difficulté à en faire une chronique apaisée. Tout comme ce désordre se confond avec la réalité historique, confuse et instable.

L’air et la poussière

Chronique des années de braise est un film sur les conditions de la guerre, et non pas un film de guerre. Un film qui s’attarde moins sur les combats que sur les racines du soulèvement. En cela, il s’inscrit dans un « cinéma des libérations » : Le Vent des Aurès du même réalisateur, La Bataille d’Alger et Queimada de Pontecorvo encore, L’Heure des brasiers de Fernando Solanas & Octavio Getino, Terra em Transe de Glauber Rocha, El Topo d’Alejandro Jodorowsky ou Sambizanga de Sarah Maldoror. Mais la spécificité de Lakhdar-Hamina est d’ancrer son cinéma dans le monde rural. Il préfère la poussière qui s’envole à la chaleur du bitûme, les paysans aux élites.

« Je n’ai pas voulu faire un film sur la guerre d’Algérie. D’abord ce n’est plus l’heure des règlements de compte. Et trop de fanatisme dans le monde ramène l’homme à sa confusion. J’aime mon pays, j’aime que les gens mangent à leur faim et s’y sentent chez eux. Ce qui m’intéresse, c’est de sonder le cœur d’un homme pour tâcher de deviner et puis de raconter jusqu’où va son courage, son désordre ou sa lâcheté. »

Si le film est produit par l’État algérien, il évite malgré tout l’écueil du film de propagande. Le discours se fait parfois lyrique, parfois didactique, mais il n’est jamais platement illustratif. Le geste est politique mais pas dogmatique. La parole populaire est ici centrale. Les paysans, les femmes, les anciens parlent avec leurs mots ou leur mutisme. Le verbe est imagé, chargé de cette histoire orale qui se transmet depuis la nuit des temps. C’est un cinéma qui entend, littéralement, donner la parole à ceux qui en ont été dépossédés. À ceux qui ont subit les conflits et les dominations. À ceux qui ont étouffé, suffocants du manque d’air et de liberté.

Un chant d’insurrection

La réception du film à Cannes a pourtant divisé : nul ne critique la portée épique de la fresque, mais certains trouvent l’œuvre trop longue, trop militante, trop déroutante. Le jury présidé par Jeanne Moreau tranche entre entre plusieurs favoris (Herzog, Costa-Gavras, Risi, Fosse, Scorsese, Stelling et Antonioni sont en compétition). La Palme signe la consécration d’un cinéma longtemps écarté des palmarès et d’un propos toujours polémique aujourd’hui.

Depuis, Chronique des années de braise a connu un destin paradoxal : reconnu comme un chef-d’œuvre, il reste peu diffusé. Longtemps invisible, y compris dans son propre pays, il a fallu les restaurations entreprises au fil des ans pour qu’il connaisse un regain d’intérêt, à la croisée de l’art et de la mémoire. La nouvelle version a été soutenue par l’African Film Heritage Project, une initiative créée par le World Cinema Project de la Film Foundation, par la Fédération Panafricaine des Cinéastes et par l’UNESCO, en collaboration avec la Cineteca di Bologna. Avec quelques aides financières, comme celles de la Fondation de George Lucas.

Alors, certes, il est long (près de trois heures). Film rugueux, il refuse le confort de la linéarité tout comme il en appelle à l’éveil des spectateurs. Pourtant il brûle d’une intensité rare et nous interroge sur la manière dont on écrit l’histoire. Loin des salons et des universités, il choisit de poser son regard depuis les champs, les souks et les villages oubliés.

Il ne s’agit pas ici de convaincre d’une histoire douloureuse, mais de rappeler les effets des atrocités subies. Le film affiche le prix coûteux de la liberté. Mais il montre avant tout que toute guerre trouve ses origines dans les silences et les violences. Tel des braises qui, attisées par un peu d’air, se réveillent jusqu’à l’incendie.

Chronique des années de braise (1975)
2h57
Réalisation : Mohamed Lakhdar Hamina
Scénario : Mohamed Lakhdar Hamina, Tewfik Fares, Rachid Boudjedra
Image : Marcello Gatti
Musique : Philippe Arthuys
Avec Yorgo Voyagis, Mohamed Lakhdar Hamina, Leila Shenna, Sid Ali, Kouiret Keltoum, Yahia Benmabrouk, ...
Distribution : Les Acacias