Miroirs N°3 : Christian Petzold dédouble avec sensibilité la douleur du deuil

Miroirs N°3 : Christian Petzold dédouble avec sensibilité la douleur du deuil

Lors d’un week-end à la campagne, Laura, étudiante à Berlin, survit miraculeusement à un accident de voiture. Physiquement épargnée mais profondément secouée, elle est recueillie chez Betty, qui a été témoin de l’accident et s’occupe d’elle avec affection. Peu à peu, le mari et le fils de Betty surmontent leur réticence, et une quiétude quasi familiale s’installe. Mais bientôt, ils ne peuvent plus ignorer leur passé, et Laura doit affronter sa propre vie.

Serait-ce une trilogie qui ne dit pas son nom? Christian Petzold, 25 ans de longs métrages au compteur, a délaissé Nina Hoss, éternelle Barbara, depuis longtemps pour une autre muse toute aussi talentueuse, Paula Beer.

Il y a cinq ans, le cinéaste allemand nous proposait une variation moderne du mythe d’Ondine. Une tragédie romantique, hypersensible, où l’eau jouait les éléments dominants sur fond de musique baroque. S’ensuit Le ciel rouge, sans doute l’un de ses plus beaux films, où un quatuor en villégiature près de la mer Baltique cohabite plus ou moins harmonieusement et néanmoins librement, malgré les infidélités et les méfiances de chacun. Cette fois-ci, le feu prend toute son importance pour bouleverser les destins, avec les nappes mélodiques et mélancoliques du groupe électro Wallners.

Miroirs n°3, titre d’une composition de Maurice Ravel (l’auteur du fameux Boléro), est une continuité dans ce tableau petzoldien où les rêves semblent toujours gâchés par les accidents imprévisibles de la vie. Cette fois-ci, l’air de la campagne prend le dessus. Mais les personnages sont toujours en proie aux doutes. Leur désir d’absolu se fracasse sur une réalité moins avenante. Aussi oscillent-ils entre tentation d’en finir et volonté de résister, voire de survivre.

Trilogie existentialiste

Il y a peu de cinéastes qui parviennent à boucler en moins d’une heure trente une histoire aussi simple tout en saisissant le spectateur par son cortex. Petzold démontre qu’il peut allier une forme de sobriété narrative sans être académique et une justesse de la complexité psychologique. Rien n’est binaire dans son cinéma. La versatilité des sentiments et la fluidité des attirances composent des récits sinueux et simples qui tendent toujours vers l’apaisement, malgré le deuil.

Car Ondine, Le ciel rouge et Miroirs n°3 ont cela en commun : des personnages habités par un mal-être et confrontés à la mort. Une double douleur qui se guérit à travers des petits gestes et des actes anodins, à défaut d’être effacée.

Ici, c’est une jeune femme qui traîne sa dépression au point de vouloir mettre fin à ses jours. Par un malheureux concours de circonstance, c’est son compagnon qui va disparaître, la laissant sur le bas côté. La manière dont l’accident est filmé, tout comme la suite des événements, fait écho au sublime film Bleu de Krzysztof Kieślowski.

Egarée dans sa propre existence, trouvant refuge chez une femme âgée, pas forcément plus équilibrée, cette allemande dépressive va partir en quête de petits bonheurs pour retrouver le goût à la vie. La campagne, avec ses trajets en bicyclette, son air vivifiant, sa quiétude permanente, sert de cadre pour sa thérapie. Quand on passe deux fois à côté de la mort, le sentiment d’être miraculé est un moteur puissant. Mais il ne suffit pas. Sa résurrection trouve son énergie ailleurs : dans le rapport aux autres, quitte à être sous leur emprise, dans une routine disruptive, quitte à lâcher prise avec le réel.

Toute la beauté de ce drame intimiste est de dédoubler cette souffrance personnelle avec le personnage de l’hôte bienveillante. Une femme plus âgée, vivant seule dans sa grande maison, et qui la couve de toute son affection possible. Or, elle aussi erre dans les limbes d’un autre monde, où les morts et les vivants semblent des ombres si loin, si proches. Un récit classique en aurait fait un thriller tendu et inquiétant. Petzold préfère les méandres psychologique d’une relation interpersonnelle où le faux-semblant trouble une amitié naissante et un réconfort salutaire, jusqu’à l’incompréhension et l’insoumission.

Reflections invisibles et réflexions intimes

Qui sauve l’autre finalement? Sans rien dévoiler, on comprend vite que la générosité de l’une n’est pas innocente. Que le mal-être de l’autre n’est pas si incurable. Les failles humaines font alors évoluer le récit vers un effet de miroir où les deux femmes se renvoient une autre image que celle qu’elles perçoivent.

Le jeu du hasard se mue en double jeu des coïncidences. Petzold signe une forme de suite à Ondine et au Ciel Rouge, dans cette zone de post-traumatique. Paula Beer, évidemment excellente, a été tour à tour la suicidée Ondine et la survivante Nadja. Désormais elle est Laura, qui a un peu des deux autres rôles, en plus de devoir composer celle qui reste, celle qui doit vivre.

Les morts ne reviennent pas. Et c’est tout le chemin que ces deux femmes doivent emprunter pour revenir des enfers. Et là, aucun Orphée pour les aider. Le cinéaste parvient à nous emmener dans ce vertige fusionnel entre deux étrangères, qui fait revivre toute une famille, et nous dérouter par le virage imprévu qui vont les séparer. Décidément, les virages à la campagne sont fatals…

Entre amertume et mensonges, bonheur éphémère et déni de réalité, les deux puissances féminines se confrontent à leur propre souffrance. Mais, cette fois-ci Petzold veut y voir un espoir : ni rédemption, ni réconciliation. Impossible de vivre comme avant, évidemment. Mais l’une peut se remettre au piano et l’autre sortir de chez elle. De petits pas pour elles, mais une grande humanité pour nous.

Miroirs n°3
Cannes 2025. Quinzaine des cinéastes.
1h26
En salles le 27 août 2025
Réalisation et scénario: Christian Petzold
Image: Hans Fromm
Distribution : Les films du Losange
Avec Paula Beer, Barbara Auer, Matthias Brandt, Enno Trebs, Philip Froissant...