
Alger, 1938. Meursault, un jeune homme d’une trentaine d’années, modeste employé, enterre sa mère sans manifester la moindre émotion. Le lendemain, il entame une liaison avec Marie, une collègue de bureau. Puis il reprend sa vie de tous les jours. Mais son voisin, Raymond Sintès vient perturber son quotidien en l’entraînant dans des histoires louches jusqu’à un drame sur une plage, sous un soleil de plomb…
La destinée du roman L’étranger est en soi une aventure littéraire avant d’être cinématographique : premier roman d’Albert Camus, il a été traduit dans 68 langues jusqu’à devenir le troisième roman francophone le plus lu au monde alors que rien ne le prédisposait à cette renomée. Après sa parution (en 1942), le cinéma s’est vite intéressé au phénomène. Luchino Visconti s’attaque à une adaptation, en 1967, avec Marcello Mastroianni et Anna Karina, mais aussi Bernard Blier, George Wilson et Bruno Kremer, présentée au Festival de Venise, où l’accueil fut plus que mitigé. Trop fidèle au livre, le film n’a jamais satisfait son réalisateur. Cette histoire intrinsèquement liée à l’histoire de la France et à l’Algérie alors française avait sans doute besoin d’être adaptée de nouveau, avec un autre regard.
L’étranger est donc le nouveau film de François Ozon, présenté lui aussi au Festival de Venise.
Nul n’est prophète en son pays
Ozon est un habitué de la lagune italienne. Il y a projeté 5×2, Potiche et Frantz, autre film classieux, historique et romanesque en noir et blanc. Le réalisateur, qui aligne déjà plus de 30 ans de carrière, est un chouchou des grands festivals : 8 sélections à Cannes, 4 à Venise, 6 à Berlin (où il a remporté ses prix les plus prestigieux), 4 à Saint-Sébastien. Une dizaine de prix au total. Un palmarès rare dans le cinéma français contemporain. Mais, malgré 19 nominations personnelles aux César, jamais une statuette, à l’instar de Claude Berri, Claude Miller ou Claude Chabrol. Sur 68 nominations, seuls deux César ont été attribués à l’un de ses films.
L’étranger va peut-être mettre fin à cette poisse.
J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux.
Albert Camus – L’étranger
La force du roman provient de cette impression laissée par le personnage principal de Meursault qui semble insensible à tout : à la mort de sa mère, à une demande en mariage, aux agissements violents de son voisin contre une femme, au meurtre d’un Arabe. Pour rappel, le roman a été publié bien avant la période de guerre en Algérie qui allait mener plus tard à l’indépendance du pays. Déjà on sentait les braises s’allumer… Aussi le livre rend compte de cette époque de colonisation avec des Français ‘dominants’ et méprisants.
Une lecture moderne
Mais très vite, on comprend que Ozon va « moderniser » le roman. Si on y lit souvent le terme ‘mauresque’, le scénario préfère utiliser le terme ‘indigène’. Dans les deux cas, l’aspect raciste de l’Histoire n’est pas gommé.

On pourrait être étonné que ce soit François Ozon qui réalise une adaptation de ce roman pour son 24e long-métrage. Mais le réalisateur a toujours été éclectique dans la forme comme dans ses sujets. Il y a des histoires de familles qui se décomposent (Sitcom, Sous le sable, Huit femmes, Tout s’est bien passé, Quand vient l’automne…) ou des histoires de désirs sexuels troubles (Gouttes d’eau…, Swimming pool, Jeune et jolie, Une nouvelle amie, L’amant double, Eté 85…).
Mais François Ozon sait aussi se saisir de sujets de société comme les abus sexuels dans l’Eglise (Grâce à Dieu), la politique et l’émancipation des femmes (Potiche), la guerre avec l’Allemagne (Frantz, cousin évident de L’étranger), le renversement du patriarcat (Mon crime entre autres). Un meutre commis par un Français dans une Algérie colinisée avec L’étranger s’avère sans doute aussi délicat que d’affronter l’œuvre culte de Camus. Et, comme dans ses autres films, il y a plusieurs thématiques qio se superposent : le racisme, un certain machisme, la religion…
Le juge s’est alors levé, comme si il me signifiat que l’interrogatoire était terminé. Il m’a seulement demandé du même air un peu las si je regrettais mon acte. J’ai réfléchi et j’ai dit que, plutôt que du regret véritable, j’éprouvais un certain ennui. J’ai eu l’impression qu’il ne me comprenait pas.
Albert Camus – L’étranger
La première partie du roman décrit l’enterrement de la vieille mère de Meursault, son voisinage, sa rencontre avec la belle Marie avant que son destin bascule vers le meurtre : il y aura un procès où sa vie et son apparrente insensibilité sera jugée. Le film prend la liberté de mettre en introduction une séquence où Meursault est déjà en prison, pour raconter ensuite les événements avant le meutre puis ses conséquences. C’est ainsi qu’on découvre ce jeune homme indifférent à tout, se complaisant dans l’ennui, spectateur de sa vie.
Le condamné à mort s’est échappé de lui-même
Le poids littéraire et la nécéssité de reconstituer une Algérie coloniale en 1938 ont conduit le cinéaste à filmer dans un noir et blanc éblouissant et lumineux comme le soleil du Maghreb. Fidèle à toules les descriptions du roman de Camus, Ozon a, comme souvent, su choisir les interprètes parfaits. Benjamin Voisin splendide en Meursault, Rebecca Marder en Marie, Pierre Lottin en voisin violent, ou encore Swann Arlaud. Quatre comédiens et comédiennes qui ont déjà été dirigés par lui, auxquels s’ajoutent Denis Lavant et Hajar Bouzaouit.
Mais c’est bien au niveau de l’écriture qu’Ozon réussit son pari. Il ne réutilise que deux citations du texte original et a pris la liberté de quelques subtils changements. La réplique machiste ‘entre hommes on se comprend toujours‘ est aussi un clin d’oeil moderne à des propos d’élus qui se confortent dans leur boy’s club. Un extrait du film Le Schpountz avec la scène où Fernandel évoque que ‘tout condamné à mort aura la tête tranchée‘ résonne comme une allusion avec la peine que pourrait recevoir Meursault à l’issue de son procès (dans le roman les personnages vont voir au cinéma une comédie avec Fernandel, sans autre précision). Le personnage de la maîtresse de Raymond était quasiment invisibilisé dans le roman, alors que dans le film son importance charnière est rétablie, avec une incarnation, un prénom et quelques dialogues (dont une allusion à la future indépendance de l’Algérie). Plus généralement, les personnages féminins ont gagné en épaisseur et en complexité.

Crimes et châtiments
Et enfin, il y a le meurtre. Un arabe. On ne peut pas lui donner le même sens en 1942 qu’en 2025. Ce n’est plus un simple fait divers d’une France colonialiste et oppressive. En 1978, The Cure chantait Killing an Arab, hommage au roman de Camus : « Je regarde la mer, Je regarde le sable, Je regarde partout, Je regarde vers le ciel, Je regarde vers le bas, Je regarde dans les yeux d’un Arabe… Et je tue un Arabe. » Ozon porte un regard décolonialiste et contemporain (dès le prologue avec des images d’archives contextualisant le récit) sur ce meurtre qui ne peut pas être anodin. Meursault est coupable, comme la France l’a été. « Nous sommes tous coupables et tous condamnés. »
La veille nous étions allés au commissariat et j’avais témoigné que la fille avait « manqué » à Raymond. Il en a été quitte pour un avertissement. On n’a pas contrôlé mon affirmation.
Albert Camus – L’étranger
Cette adaptation bipartite de François Ozon s’avère finalement magistrale (et peut-être le meilleur film dramatique du cinéaste au final). La mise en image des différents évènements est particulièrement soignée : l’étrangeté d’une veillée funèbre, la chaleur des bains de mer, la tension d’un tribunal, le repli sur soi dans une prison. Le film en devient presque melvillien en se centrant sur un personnage froid et distant, dans une ambiance épurée. On retrouve cette part d’énigme qui nous fascine dans ce Meursault. Et le film s’en approche de très près de façon remarquable par sa retenue, ses mouvements, sa sensualité (que ce soit le soleil, la mer, les corps).
Le non-sens de la vie
Ozon qui n’est jamais aussi bon que dans des films bipolaires et ambivalents parvient à déployer tout son talent avec ce mélange de chaleur (africaine) et de froideur (humaine). Il tend un miroir à une époque, à un système idéologique, à un rapport entre dominants et dominés (Français/Arabes, Hommes/Femmes). La musique de Fatima Al Qadiri, loin de nous bercer, ajoute une tonalité métisse à ce long métrage entre deux rives. Tout cela renforce le mystère Meursault, homme objet, sculpture aux canons antiques, lascive et homoérotique, charnelle et sans âme. Un bloc de marbre que personne ne perce et dont on interroge ses yeux levés vers un ciel vide de réponse.

Dans cette œuvre plus influencée par Antonioni et plus inspirée que celle de Visconti, Ozon filme son anti-héros comme un fantôme errant dans un monde absurde où rien, pas même la vie ou les femmes, ne semble avoir de valeur. Pour une fois, les images se suffisent à elles-mêmes (il n’y a que deux passages très significatifs en voix off). Tout cela souligne la conscience aiguë d’un Meursault profondément humain, dans un environnement déséquilibré, conscient de la tragédie inéluctable de l’existence liée à la violence de l’Homme.
L’étranger est éxactement l’inverse. C’est un film déchiré, simple, sobre même, très équilibré, où l’incarnation sert de puissance dramatique. À l’instar du roman, le film ne dissipe pas le trouble issue des mots de Camus. Mais il parvient surtout à éviter les écueils d’un livre écrit en pleine guerre, avant la décolonisation, tout comme il contourne le piège d’un moralisme trop facile. C’est un film de crimes où l’indolence et l’insolence opposent une fin de non recevoir à tout jugement.
L'étranger
Venise 2025. Compétition.
2h00
Sortie en salles : 29 octobre 2025
Réalisation : François Ozon
Scénario : François Ozon, adaptation du roman 'L'étranger' de Albert Camus
Image : Manu Dacosse
Distribution : Gaumont
Avec : Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin, Denis Lavant, Swann Arlaud...