Zucker-Abrahams-Zucker : les maîtres de l’absurde

Zucker-Abrahams-Zucker : les maîtres de l’absurde

« Je suis sûr que le Président veut faire ce qu’il faut. Mais il est dans un fauteuil roulant et je pense qu’il ne peut pas. »

La réplique fuse, absurde, gratuite, implacable dans Y a-t-il un flic pour sauver le président ? deuxième volet des mésaventures de Frank Drebin, policier maladroit et involontairement subversif incarné par l’impassible et génial Leslie Nielsen. Elle dit tout — ou presque — du style Zucker-Abrahams-Zucker : un humour au napalm, sans distinction de cible, sans tabou apparent, qui fait feu de tout non-sens. Ils n’ont jamais cherché à faire rire dans la nuance, mais dans la profusion, l’accumulation, la saturation. Le gag comme seul dogme, le rire comme unique boussole.

Trente ans après leur dernier film en commun – Y a-t-il un flic pour sauver Hollywood ? -, ils inspirent une suite façon 2025, post #Metoo, et en pleine trumpisation des esprits. Y a-t-il un flic pour sauver le monde ? est réalisé par Akiva Schaffer, qui n’a pas vraiment le CV flamboyant, avec en vedettes Liam Neeson (abandonnant enfin son registre de vengeur solitaire dans des séries B paranos et explosives) et Pamela Anderson (retour de hype hypermédiatisée).

L’occasion de replonger dans l’univers des ZAZ, qui ont dominé la comédie américaine durant plus d’une décennie à coup de pastiches, farces et autres délires devenus des références.

Anatomie d’un style

Le trio ZAZ — David Zucker, Jim Abrahams et Jerry Zucker — n’a pas inventé la parodie, mais l’a transformée en poussant le bouchon beaucoup plus loin qu’auparavant. Ce qu’ils proposent dès Y a-t-il un pilote dans l’avion? (1980), c’est une rupture de ton constante, une logique de l’incohérence assumée, où chaque plan devient prétexte à une blague visuelle, chaque phrase à un double-sens burlesque (voire graveleux). Leurs films sont des machines à digressions, des anti-récits où l’intrigue n’est qu’un fil rouge tenu, presque moqué. L’irrévérence plutôt que l’irrespect. Pour Y a-t-il un pilote dans l’avion?, il se moque ouvertement du film catastrophe Airport, triomphalement sorti dix ans plus tôt. Avec une multitude de personnages pittoresques aussi dingues que névrosés.

Qui ne connaît pas cette séquence dans le cockpit (avec un pilote gonflable et un champion de basket en guest) où le commandant et un jeune garçon dialoguent sans queue ni tête jusqu’à rendre la scène gênante, surréaliste et délicieusement déplacée?

– Dis donc Joey , tu es déjà allé dans un cockpit ? – Non m’sieur c’est la première fois ! – Et tu as déjà vu un monsieur tout nu ? Joey, tu aimes les films sur les gladiateurs ?


Dans Y a-t-il un flic pour sauver le président ?, sorti au sommet de leur popularité, le personnage de Frank Drebin se débat dans un thriller politique caricatural, qui mêle complots écologistes, sénateurs corrompus et explosion de centrale nucléaire — autant d’éléments utilisés non pour construire une tension, mais pour générer une avalanche de gags visuels : projectile à tranquillisant mal placé ou scène d’amour parodiant les succès du moment comme Ghost et 9½ semaines dans un même plan très métaphorique.

Le même dispositif est à l’œuvre dans le premier film de la saga de Drebin, Y a-t-il un flic pour sauver la reine ? (1988). Ici, le flic – entre Pierre Richard et Mr Bean – tente de déjouer un attentat contre (feu) Elizabeth II. Là encore, l’enquête policière n’est qu’un alibi : elle sert de décor à une suite de jeux de mots à contre-emploi, de situations comiques héritées du slapstick, de références pop détournées (baseball, Elvis, discours présidentiel). L’humour déborde tout, jusqu’au non-sens pur. Le style ZAZ est à son paroxysme : Drebin et Jane s’embrassent tandis que leur décor entier prend feu ou se renverse dans un chaos hérité de The Party.

– La vérité fait mal… Oh, je sais ça ne fait pas aussi mal que d’enfourcher en pleine course un vélo qui n’a plus de selle… Mais ça fait mal quand même !

Et n’oublions pas Top Secret! (1984), avec un jeune Val Kilmer (RIP) aussi bandant que drôle. C’est probablement leur film le plus expérimental : une parodie croisée des films de guerre et des comédies musicales à la Elvis Presley, des Monty Python et des films d’espionnages de l’âge d’or hollywoodien. Le héros est une star du rock américaine parachutée en Allemagne de l’Est. L’histoire est totalement secondaire : ce qui compte, c’est le prétexte au télescopage de genres, à la collision d’univers — où les nazis ont des chevaux dans les bibliothèques, où l’on chante Tutti Frutti en plein interrogatoire. Sans oublier cette scène où Kilmer se bat dans un bar : entièrement tournée en reverse motion, donnant à l’action une étrangeté burlesque et virtuose. C’est un cinéma irrationnel et jouissif, maîtrisé, très écrit, où chaque ligne de dialogue peut se plier en trois sens. Une orgie contrôlée de disjonctions stylistiques avec Ben Hur et Casablanca qui s’y mélangent.

Des Marx Brothers à Mad Magazine

Le style ZAZ repose ainsi sur trois piliers : La deadpan comedy, héritée des Marx Brothers et de Buster Keaton : l’absurde n’est jamais souligné par le jeu d’acteur, au contraire. Plus la situation est folle, plus le visage de l’acteur reste figé ou normal. Ensuite il y a la densité comique, presque mathématique : une blague toutes les 15 secondes, une situation burlesque toutes les minutes. L’humour est chorégraphié, planifié comme des cascades. On est alors plus proche de Blake Edwards qui rajoutait du gag au gag, et des nouvelles stars du Saturday Night Live, qui a émergé quelques années plus tôt. Enfin, le langage est un terrain de jeu, avec le calembour, la litote mal comprise, le contresens. Tous deviennent des armes de destruction grammaticale. Le sabotage syntaxique et le non-sens des répliques provoquent des réactions hilarantes.

– Aussi longtemps qu’un seul homme sera contraint de se terrer sous le joug de l’oppression, qu’un enfant criera dans la nuit, ou qu’un acteur pourra être élu président, nous devrons poursuivre la lutte.

Pas étonnant puisque les ZAZ revendiquent à la fois la loufoquerie britannique des Monty Python, notamment dans le refus du réalisme et la logique du sketch, le burlesque américain classique, de Charlie Chaplin à Harold Lloyd, filtré par l’ère télévisuelle et la libération des moeurs des années 1960-1970. Et puis il y a aussi l’héritage des cartoons et de Mad Magazine avec cette culture du détournement permanent, où l’on parodie tout ce qui passe à portée de regard — films, publicités, chansons, slogans politiques. Une pop-culture passée au mixeur. Ou au sèche-cheveu. Tout ce qui tombe sous la main est bon à être détourné.

Cependant, ne croyons pas qu’ils n’ont été que des bons créatifs digérant une culture de masse. Leur plus grande invention est sans doute d’avoir greffé cette tradition du sketch sur des formes narratives hollywoodiennes bien identifiées : le film catastrophe, le film d’espionnage, le polar urbain, voire l’épopée biblique. Le sérieux de la forme renforce l’impact du gag. Et c’est là toute leur efficacité : faire rire avec des structures de genre rigides, qu’on désosse en cours de route.

Drebin ne se débine jamais

Le regretté Leslie Nielsen aura longtemps été Frank Drebin, leur plus belle création ex-nihilo. Ancien inspecteur né de la série Police Squad! (1982), recyclé dans Y a-t-il un flic…, il incarne une forme d’innocence maladroite dans un monde absurde. À mi-chemin entre l’inspecteur Clouseau et un automate judiciaire, il ne comprend rien à ce qui l’entoure, mais avance, imperturbable. Son incompétence devient moteur de vérité. Drebin est un candide en uniforme, un homme sincère dans un monde corrompu — ce qui lui donne une vraie portée satirique. Charge à Liam Neeson de reprendre le flambeau en jouant le rôle de son fils.

– Il est caucasien… – Cocasse ? – Caucasien. Il est blanc de peau avec une moustache. Près d’un mètre quatre-vingt. – C’est une énorme moustache !

Tout est traité avec le même niveau de dérision, qu’on soit puissants ou minoritaires. Rien n’est sacré. Même pas l’émotion — qui devient elle-même objet de gag, comme dans cette séquence de retrouvailles amoureuses volontairement interminable, parodie de mélo dont les TV gavent le public à longueur de feuilletons.

Malgré tout, la machine commence à s’enrayer. Le troisième épisode en 1994 montre quelques signes d’essoufflement et le trio est déjà en procédure de séparation. Y a-t-il un flic pour sauver Hollywood? est réalisé par Peter Segal. Pour la première fois le trio n’écrit que le scénario.

Défragmentation

Dès le début des années 1990, les ZAZ prennent des chemins différents. Jim Abrahams, décédé l’an dernier, part vers des comédies déjantées mais plus conventionnelles (Hot Shots! et sa suite, Mafia! aka Le Prince de Sicile en vf) ; Jerry Zucker tente un virage plus dramatique (Ghost, énorme carton, First Knight) mais échoue avec son retour à la comédie (Rat Race) et la production de films comme Fair Game. Aucun des deux ne survit professionnellement aux années 2000.

Quant à David Zucker, après quelques tentatives solo comme producteurs (le mélodrame romantique Les vendanges de feu avec Keanu Reeves, la parodie Prof et rebelle), il revient à la parodie pure. D’abord avec Baseketball, pastiche de films de sport, ensuite avec le très raté Mon boss, sa fille et moi, et enfin en reprenant la franchise Scary Movie (3 et 4). L’humour est plus criard, plus balourd. Sa version pirate des docs de Michael Moore, An American carol (2008), est fiasco et l’éloigne des plateaux.

– Je ne pourrais plus tirer tout ce qui bouge ou alors dans l’intimité et avec discernement… Pas comme ma belle-mère que j’ai abattue froidement la prenant pour un cambrioleur.

Leur influence, en revanche, est partout : chez les frères Wayans, Sacha Baron Cohen, Will Ferrell, Seth MacFarlane ou en France, chez les Nuls. Leur sens de la dérision – misant sur la figure du film/anti-héros « idiot mais brillant » – repose sur une mécanique de haute précision, que beaucoup ont tenté de copier. Mais il faut de l’intelligence pour bien faire l’imbécile. Et ils n’en manquaient pas.

Du succès à l’oubli

Si le trio Zucker–Abrahams–Zucker (ZAZ) est aujourd’hui oublié, leur humour déchaîné a pourtant rencontré un succès massif, notamment aux États-Unis. L’un des plus grands cartons commercial du trio reste Y a-t-il un flic pour sauver le président ? (1991), avec 190 millions de $ de recettes dans le monde. Le premier épisode qui voulait sauver la reine a engrangé 150M$ dans le monde. Le troisième qui sauve Hollywood cumule 130M$. Seule le diptyque Hot Shots d’Abrahams rivalise avec eux (181M$ pour le premier, 131M$ pour le second).

Mais aucun de ces films n’a connu de véritable succès en France. Ni les autres. Top Secret est aujourd’hui culte, en plus d’avoir révélé Kilmer. Mais, trop absurde, trop hybride, sans doute trop en avance, il fut un flop à l’époque en Europe comme aux USA. Leur seul échec Outre-Atlantique puisque les ZAZ ont largement rentabilisé le budget de Y a-t-il quelqu’un pour tuer ma femme ? en 1986, avec Danny DeVito et de Bette Midler. Méconnu, il est pourtant l’un des mieux aboutis grâce à de bonnes interprétations, un scénario d’une ingéniosité diabolique, et une bonne dose de loufoquerie. Les ZAZ flirte ici avec une comédie sur fond de thriller hitchcockien, inspirée de l’affaire Patricia Hearst (à l’origine aussi de Starmania). Mais pour la première fois, ils changent de studio (Disney) et acceptent de tourner un scénario qui n’est pas le leur. En bref, ça ne se passe pas si bien sur le tournage et avec les producteurs. Rapidement ils conviennent qu’ils ne filmeront ensemble que leurs scripts, avec une liberté totale.

– Je ne crois pas qu’il l’aime. – Soyons honnêtes, ce n’est pas Mère Teresa. Gandhi lui-même l’aurait étranglée.

Mais ils ne retrouveront jamais le succès phénoménal de leur premier film, Y a-t-il un pilote dans l’avion? qui, pour un budget minuscule de 3,5 millions de $, explose le box-office mondial avec plus de 171 millions de dollars récoltés (environ 615M$ aujourd’hui, ajusté avec l’inflation). Rien qu’en France, il attire 3 millions de spectateurs. Ce qui n’empêche pas le trio de décliner la suite (sortie deux ans plus tard, et assez évitable).

Ce monument du rire a été ajouté en 2010 au National Film Registry de la Bibliothèque du Congrès. Ce choix marque la reconnaissance officielle de leur humour satirique et de l’impact durable de ce classique de la parodie. Et s’ils n’ont eu aucun Oscar ou Golden Globes, l’American Film Institute a été moins ingrat. Y a-t-il un pilote pour sauver l’avion? figure à la 10ᵉ place de ce classement des comédies les plus drôles de l’histoire du cinéma américain

Rafales de rires

Leur première collaboration, le scénario de The Kentucky Fried Movie (1977), est réalisé par un ponte de la comédie, John Landis. Ce film-somme, qui résume bien le principe de l’accumulation qui est la marque de fabrique des ZAZ, est structuré comme une suite de sketches imitant une soirée télé absurde.

Tout est déjà là : fragmentation du récit, mélange anarchique de styles, saturation référentielle. On y retrouve déjà leur goût du détournement de formats (publicités, bandes-annonces, JT), du langage visuel surchargé de blagues secondaires (toujours lire les titres de journaux), et une obsession pour le décalage / déviance entre forme sérieuse et contenu délirant. Le film, une simple farce potache en apparence, est en fait un manifeste de leur style, un patchwork expérimental d’où émergeront les principes fondateurs de leurs comédies. Soit une grammaire cinématographico-comique de l’irrespect moquant à la fois le cinéma, les stéréotypes (raciaux, religieux, sexuels) et l’Amérique consumériste des années 70/80.

– Nerveux ? – Oui.- C’est la première fois ? – Non, j’ai souvent été nerveux.

Revoir aujourd’hui les films de leur décennie prodigieuse, c’est plonger dans une époque où l’humour s’autorisait tout, mais avec une forme de rigueur. Où l’absurde n’était pas une fuite, mais une réaction à la montée des valeurs conformistes et conservatrices. Où faire rire n’était pas une posture, mais un artisanat — presque une science. Où le sujet n’est pas le nombril de celui qui veut faire rire mais la société et ses outils d’aliénation et de propagande.

Le cinéma de Zucker-Abrahams-Zucker est une machine comique mais c’est aussi une œuvre sur le langage, sur l’image, sur la déconstruction des récits dominants. Sous leurs blagues parfois infantiles (certaines ont vieilli dans leurs références), sous le sixième degré perceptible, sous leur vernis cocasse et grivois, il y a un objectif conscient : faire éclater le réel en mille délires pour en révéler sa folie.