Août 1572 : Marguerite de Valois, sœur du Roi Charles IX est belle, jeune et catholique. Pour renforcer la France, Catherine de Médicis, sa mère, la marie de force au protestant Henri de Navarre. Mais le massacre de la Saint Barthélemy est là qui s’annonce. Sacrifiée à la raison d’état, Margot va connaître cependant l’amour avec un autre Huguenot : le Seigneur de la Mole.
« C’est une famille un peu particulière« . C’est l’une des premières phrases entendues dans La Reine Margot, super-production de Claude Berri, réalisée par Patrice Chéreau. Le film s’ouvre sur le mariage de la catholique Marguerite de Valois, femme libre et libertine, et du protestant Henri de Navarre, surnommé « le petit sanglier« . Un enterrement solennel, un mariage « contre-nature » contraint par la raison d’État. Adjani doit dire « oui ». Elle lève les yeux au ciel, cherchant un miracle, soupire face à son destin. Elle reste mutique. Jusqu’à cette main qui la pousse violemment par derrière et la force à émettre un grogement, pris comme une acceptation. Un viol de conscience par une famille qui la hait, la méprise, l’utilise. Mais elle se persuade du contraire et affirme qu’Henri « ne sera jamais [son] mari« . Le film comme un requiem.
On est en mai 1994 quand ce film fastueux est présenté au Festival de Cannes (et sort dans les salles françaises simultanément). Le cinéma français, dans cette décennie 1985-1995, s’amourache de grandes productions en costumes, souvent adaptées de classiques littéraires : Jean de Florette et Manon des Sources, Camille Claudel, Cyrano de Bergerac, La gloire de mon père, Tous les matins du monde, Indochine, Germinal, et peu après, Le hussard sur le toit… Des budgets faramineux mais des succès publics (et internationaux) certains.
Noirceur assumée

Pourtant, plus que les autres, le parcours La Reine Margot n’a pas été simple. Alors qu’il ressort en salles le 1er octobre 2025 dans une copie restaurée, on comprend à quel point l’ambition de Chéreau pouvait éventuellement conduire à un désastre. L’histoire est peu aimable – shakespearienne en diable – mue par la peur, la haine même, et l’instinct animal de ses personnages ; l’image s’avère crépusculaire, froide et jamais flamboyante, à l’instar du visage de marbre d’Adjani ; la mise en scène préfère les gros plans et les situations étouffantes au grand spectacle. Les décors et les costumes, splendides, refusent leur majesté, comme de nombreux tableaux célèbres de ces années 1570, du Titien au Gréco. Le cadre rend les premiers presque invisibles. La couleur désature les seconds. Tout semble presque sale. La sueur humaine et le sang gâchent le parfum de la royauté et les habits, draps ou chevaux blancs. Entre ombres et lumières pâles, Chéreau théâtralise un jeu de pouvoir macabre qui n’a rien à envier à House of Cards ou Succession.
Mais ici, les manigances de Catherine de Médicis (formidable Virna Lisi, prix d’interprétation mérité à Cannes pour ce second-rôle vampiresque) conduisent au massacre de la Saint-Barthélémy, six jours sanglants (entre dix et trente milles morts) où les protestants sont persécutés par les catholiques, souhaitant venger l’attentat contre un des siens. Au nom de Dieu, des innocents sont sacrifiés. À la lumière des torches, dans la noirceur de la nuit, on ne voit que les visages. Le film transfigure ses interprètes. Chéreau s’inspire de grands mythes picturaux, de Saint-Sebastien (Vincent Perez au bord de la mort) à Salomé et Saint-Jean Baptiste. Avec son lyrisme éteint, La Reine Margot puise son énergie dans la violence des uns et la puissance des autres.
Un film damné?

Un an et demi avant la montée des marches cannoises, le film n’existait toujours pas. Là aussi, en amont, se joue une étrange bataille. Au petit matin d’un jour de janvier 1993, en face du Centre Pompidou, Chéreau attend Adjani. Il n’y a qu’elle pour « garantir » la viabilité d’un film qui doit coûter 130 millions de francs (plus de 36 millions d’euros actuels). Elle n’a rien tourné depuis Camille Claudel en 1988 (5 César, 2,8 millions d’entrées). Ce n’est pas le nom de Chéreau qui peut rassurer le producteur Berri. Génial metteur en scène de théâtre, roi des Amandiers de Nanterre, il se rêve en Visconti, mais n’a réalisé que quatre longs métrages dont un seul a dépassé les 500 000 entrées (La chair de l’orchidée).
En cet hiver 1993, Chéreau veut encore y croire. Une foi absolu dans ce scénario, co-écrit avec Danièle Thompson, qui insuffle les dialogues modernes et incisifs. Il y a déjà eu dix versions. Entre œuvre portée par une foi mystique et film de gangsters maffieux, Chéreau a une idée très précise de sa tragédie. La mort rode partout jusque dans ces visages envahis par leurs morgues desseins. Le récit est impitoyable, poonctué par des hurlements et des pleurs. C’est Goya et Géricault, Bacon et Zurbaran, Coppola et Scorsese.
Tout le monde est maudit dans ce récit. La paix est chère payée. Mais le film semble tout autant frappé de malédiction. Cela fait quatre ans qu’Adjani hésite. Elle refuse de nombreux grands projets à l’époque : Cyrano, Basic Instinct, La leçon de Piano, et même Dick Tracy de son compagnon d’alors, Warren Beatty. Sa vie personnelle s’impose à toutes ses décisions. Une rencontre de la dernière chance à Beaubourg a donc lieu. Chéreau a déjà commencé à imaginer une autre actrice (Claude Berri refuse Jodie Foster). Mais, miraculeusement, Adjani cède enfin. Elle a tout d’une Reine. Mais ce qu’elle aime dans ce personnage c’est d’être une enfant mal-aimée, et sans doute aussi une femme baffouée.
Filmer la chair et les charniers

Adjani et Chéreau se sont connus en 1991 sur le tournage du Dernier des Mohicans. Elle était la compagne de Daniel Day-Lewis, star du film, et Chéreau y incarnait un général français. Deux ans plus tard, de mai à décembre, le tournage de La Reine Margot commence enfin. Il faut 28 semaines pour filmer cette fresque glacée et destructrice. Depuis un an, en Bosnie, la guerre fait rage. C’est à deux heures d’avion de Paris. Dans les territoires occupés, la population civile non serbe est pillée, déportée, violée et massacrée. Ainsi surgit l’actualité de l’époque dans un film d’une autre époque. Chéreau est hanté par les images de la Shoah et de la répétition des génocides.
Trente deux ans plus tard, en revoyant La Reine Margot, on comprend son intention de montrer les charniers de la Saint-Barthélémy. L’écho est frappant avec ceux contemporains, en Ukraine, en Afrique ou au Proche-Orient, toujours causés par une intolérance religieuse ou une xénophobie insensée.
Sur les plateaux, ce n’est que la guerre des égos. On se dit qu’avec un tel casting – Auteuil, Anglade, Perez, Gregory, Todeschini, Bosé, Kretschmann, Colin… – ce n’est pas surprenant. Les tensions sont palpables. Chacun est enfermé dans son clan. Car la prouesse de Chéreau est d’avoir réunit des comédiens et comédiennes d’horizons différents. Cela ne se voit jamais à l’écran. La cohésion de la troupe éclectique amène une harmonie dont on ne devine jamais les dissensions personnelles.
Daniel Auteuil est seul, comme son personnage, à qui il apporte une humanité saisissante, tour à tour terrifié et solide, piégé et piégeur, désarmé et plein de vitalité. Virna Lisi n’adresse jamais la parole à Jean-Hugues Anglade, comme la mère méprise son fils malade et fou. Anglade incarne parfaitement un roi imprévisible et paranoaïaque. Et puis il y a le groupe importé des Amandiers et les acteurs fétiches du cinéaste (Anglade donc, mais aussi Blanc, Greggory, Perez, Todeschini) unis par leur histoire commune avec Chéreau. Les Italiens se rassemblent entre eux.
Isabelle Adjani s’isole comme elle est à l’écart de sa famille. Elle interpète une Margot brûlant d’un feu intérieur intense, prête à imploser, plutôt qu’une femme ouvertement passionnelle et explosive. Personne ne le sait encore mais ce sera son dernier grand rôle. L’ultime fois où le spectateur percevra son génial jeu adjanien, quand elle flirte avec la démence, quand elle frémit parce qu’elle succombe à l’amour absolu. Une diva de l’aliénation, où les ambiguités et contradictions de son personnage épaississent un peu plus le mystère de Margot comme celui d’Adjani. Les deux se confondent. Et après Camille Claudel, mais aussi Possession ou Adèle H, Adjani renforce l’idée qu’elle est la grande tragédienne de la folie. Jusqu’à être fabuleusement caricaturée par Florence Foresti dans un sketche culte.

Chéreau filme leurs visages en gros plans. Ils sont crasseux. Leur chair est dévoilée – les torses des hommes, les décolettés des femmes. La peau est souvent le seul aspect de leur appartenance au monde des humains. Pour le reste, tout est animal.
Une gloire écorchée
Le film remporte le prix du jury à Cannes, dans une année riche en films majeurs : Journal intime, Vivre!, Exotica, Trois couleurs : Rouge!, Au travers des oliviers, Le grand saut, Soleil trompeur, et Pulp Fiction, qui repart avec La Palme d’or. Le fait que Lisi soit préférée par le jury à Adjani créé une forme de polémique. Le fait qu’Adjani refuse de faire campagne pour les Oscars, alors qu’elle est enceinte, déçoit un peu plus.
La Reine Margot séduit 4 millions de spectateurs dans le monde, dont la moitié en France. Il faudra attendre vingt ans pour qu’Adjani retrouve un succès public (et remporte un nouveau César) avec La journée de la jupe. Le film est nommé aux Oscars pour ses costumes et récolte onze nominations aux César. Le trophée du meilleur film lui échappe (au profit des Roseaux sauvages d’André Téchiné) mais il glane ceux de la meilleure photo (Philippe Rousselot), des meilleurs costumes (Moidele Bickel), des deux seconds-rôles (Anglade et Lisi) et de l’actrice.
Chéreau devra attendre quatre ans avant d’être « césarisé » comme réalisateur (Ceux qui m’aiment prendront le train). « C’est avec La Reine Margot que j’ai appris à faire du cinéma » a-t-il déclaré. En filmant cette autre variation de Massacre à Paris de l’élisabéthain Christopher Marlowe, il parvient à mélanger la barbarie et la décadence, la famille et le sexe, la rage et la détresse. L’esthétique n’écrase pas tout. Parfois le rythme irrégulier dillue un peu l’énergie primitive. Et il faut accepter ce lent déclin qui rend le film quasi atone dans sa dernière demi-heure. Reste la monstruosité peu glorieuse des dominants et la combattivité passive des insoumis.
La femme blessée

Mais le plus captivant est sans doute la non binarité du récit, intime et épique, tourmenté et tournoyant. Personne n’est blanc ou noir. « Cette nuit j’ai appris la haine » explique l’idéaliste Henri. Ce à quoi répond son épouse Margot : « apprenez l’hypocrise dès à présent« . Car les batailles, intestines ou incestueuses, se succèdent à une vitesse folle. Une spirale infernale vers l’horreur : égorgements, assassinats, empoisonnements. « Cacher votre peur, cacher votre chagrin, comme si vous étiez libre » rappelle Marguerite de Navarre, qui elle-même va être incapable de masquer ses sentiments pour son amant bien-aimé et ne peut pas fermer les yeux devant tant de sang versé.
Cette guerre fratricide pose d’ailleurs un regard bien plus moderne sur les femmes de l’Histoire. Puissantes et vulnérables à la fois. Ainsi le personnage de Lisi, dominatrice qui perd pieds à force manipuler tout son monde, jusqu’à ne plus contrôler des hommes ivres de crimes et rater tous ses mauvaix coups. Ou celui de Dominique Blanc (comme toujours exceptionnelle) dévouée jusqu’à n’avoir peur ni de Dieu ni des hommes. Et bien sûr Margot, coincée par sa famille, un mariage impossible, son amour charnel pour un protestant, et qui doit son salut à la protection de son frère le Roi quand les autres la violentent et refusent qu’elle dispose librement de son corps (et de son cœur). « Il n’a fait que m’aimer, ce n’est pas un crime » supplie-t-elle, en vain.
Femme contrainte à la liberté contratriée, dans un monde d’hommes tous plus détestables les uns que les autres, la Reine Margot ne sauve peut-être pas celui qu’elle aime, mais réussit à s’échapper de sa famille funeste. On la découvre ainsi dévorée par le désir et l’envie, droite dans ses valeurs (« Je ne l’aime pas, tu voudrais en plus que je le trahisse?!« ), intelligente lorsqu’il s’agit de manœuvrer au milieu des serpents et des fauves du Louvre. Elle sait comment se protéger par un mélange d’allégence et d’alliance. Mais cela ne suffit pas.
La vie devant soi
Certes, le film badine avec la réalité historique (Henri et Marguerite n’avaient pas vingt ans lors de leur mariage), se reposant sur la réinterpétation plus romanesque qu’en fit Alexandre Dumas. En ne prenant que le contexte de deux années de la vie de Marguerite de Navarre, et sans cartel final pour raconter la suite des événements, il ne s’embarrasse pas d’une volonté d’être dans les faits de cette fin de XVIè siècle. Chéreau ne s’intéresse qu’aux fluctuations émotives de Margot, épouse malgré elle d’un homme détesté, fille d’une femme insensible (ou presque), sœur de décadents et de sauvages, amante obsessionnelle d’un Adonis provincial.

La Reine Margot se dénude devant nous. Jusqu’à retirer ses bijoux, reniant son statut royal, rejettant toute responsabilité sur ce carnage causé par les siens. Une femme puissante par sa naissance mais impuissante à conjurer le mauvais sort qui s’abat sur elle. Plus le récit avance, moins le cinéaste l’entoure. Il n’y a plus qu’elle. Qu’ils triomphent ou qu’ils soient tués, les autres disparaissent de l’image. Elle n’a plus rien à voir avec eux. « Quelle importance pourvu que j’ai le sourire sur les lèvres » dit-elle d’une voix suave en guise de dernière réplique. Elle les défie ainsi en les laissant à leurs querelles de coqs, et préfère espérer en la vie.
Et c’est ainsi que cette grande épopée est réduite, malgré son coût, malgré sa direction artistique somptueuse, malgré son ambition viscontienne, à un portrait relativement sobre d’une Reine déchue. La mort triomphe de l’amour, embaumé pour ne rien perdre de sa beauté.
C’est sans doute de là que naît un malentendu sur ce film. Chéreau n’a fait que réaliser une œuvre funèbre où son héroïne montre le visage d’une Madonne, triste mais sans larmes, forçant un sourire légèrement las, le regard mélancolique et sans horizon. Une Piéta – très éloignée de la Margot rayonnante et vivante du début du film – qui dévoile une perspective insondable sur le désastre des hommes, ces bêtes capables de s’entretuer pour une couronne ou au nom d’un Dieu.