
Lorsqu’un missile de provenance inconnue est lancé sur les États-Unis, une course s’engage pour déterminer qui est responsable et comment réagir.
Un film de guerre, une fois de plus. La guerre définit-elle l’Homme? Vous avez deux heures.
Kathryn Bigelow répond avec un plan en trois parties et la conclusion n’est pas très optimiste. A House of Dynamite, de loin le meilleur film diffusé sur Netflix depuis des lustres, se structure en effet en quatre tableaux, simulant un temps réel. De multiples points de vue d’une même séquence – procédé assez usuel qui a été popularisé par Rashômon d’Akira Kurosawa, soit un même événement raconté par plusieurs témoins dont les versions, toutes sincères mais dissonantes – révèlent la subjectivité de la vérité.
Ici, l’événement est une crise géopolitique et militaire aux conséquences apocalyptiques. Un missile nucléaire est lancé d’Asie (Chine, Russie, Corée du Nord?, peu importe finalement) et passe au dessus de l’Alaska. Ce n’est pas un essai. Il se dirige vers la région des grands lacs états-uniens. Ohio? Kentucky? Michigan? Chicago? Là aussi, ça n’a qu’une importance relative. Dans tous les cas, des millions de victimes sont à envisager, sans parler de la réaction en chaîne.

À peine trente minutes pour savoir comment réagir. C’est peu. Bigelow nous immerge alors dans le commandement américain. Le rythme est haletant. On a à peine le temps de respirer. Il faut comprendre la situation, l’analyser précisément. Il faut ensuite tenter de se protéger. Il faut enfin accepter la fatalité et savoir comment faire face au désastre annoncé.
La somme de toutes les peurs
Le film accentue la tension avec une mise en scène qui rappelle d’autres œuvres du même genre telles Vol 93, Bloody Sunday, Crimson Tide, Patriots Day… Une menace nucléaire, le processus d’une décision militaro-politique, une crise de nerfs à vif… Tout contribue à un découpage très serré, une caméra jamais au repos, une multiplicité d’angles qui accentuent le stress et la pression.
En cela, la cinéaste oscarisée revient à un cinéma proche de son film Zero Dark Thirty, fiction documentée sur fond de crise géopolitique. Dans A House of Dynamite, elle décrypte aussi bien la chaîne de commandement que les protagonistes sur qui reposent les décisions. Et c’est passionnant. Aussi professionnels, rationnels et pragmatiques qu’ils soient, l’individu est confronté à sa conscience, son expérience, ses compétences mais aussi à sa vie personnelle. L’humain a ses limites. Tout comme une nation, fut-elle toute puissante. Le fonctionnement idéal d’un gouvernement et de son appareil de défense n’est jamais infaillible. Et ce qui frappe le plus n’est pas tant de savoir si l’Amérique est capable de répliquer (bien évidemment) ou de se protéger (pas si certainement) mais de comprendre à quel point le doute et l’ignorance peuvent brouiller la réflexion.

Car tous doivent être réactifs tout en comblant à grande vitesse les lacunes imprévues (le Président est seul avec un militaire qui suit les instructions d’un manuel) et les failles technologiques (la stratosphère est capricieuse, les satellites piratables), tout en envisageant les hypothèses qui suivent la dévastation d’une métropole américaine. La Somme de toutes les peurs, d’après un roman de Tom Clancy, abordait déjà ces enjeux.
La mort aux trousses
Mais ici, rien de binaire ou d’héroïque. Bigelow met en scène avec brio la complexité individuelle et collective d’une attaque nucléaire. L’aspect réaliste et l’art du montage accentuent la détresse psychologique de chacun. Car, au-delà des décors de salles de contrôle, éparpillées, des écrans où chacun est dans sa « cellule » (et dans ses fonctions), c’est bien l’humain qui est au centre de tout. Comme toujours avec la réalisatrice. Peu importe le chaos alentour, tout revient à des êtres dépassés par leur responsabilité et prêts à se sacrifier pour leur mission. Ils ont leurs rituels, leurs soucis, leurs intérêts, leur sens du devoir, leur vision de l’humanité. Ils font corps avec la Nation mais leur esprit est habité par d’autres paramètres plus personnels.
Physiquement, peu se croisent. Ils sont tous à distance, en visio ou au téléphone. De qui accroître le sentiment de solitude et d’isolement, où chacun est confronté à ses propres choix. Avec un président américain qui accepte son impuissance, qui refuse de céder au cynisme ou à la facilité, Bigelow s’écarte d’ailleurs un peu du réel, en imaginant un pouvoir exécutif sage et sans trop d’ego.

Ainsi, chacun est doté d’une réelle sensibilité, à laquelle on peut se raccrocher malgré leur peu de présence à l’écran. Ils sont une douzaine (tous parfaits) à se partager les quatre chapitres du film (la menace, l’échec de la réplique, la déflagration, les conséquences). Anthony Ramos, commandant de la base qui repère le missile, Rebecca Ferguson qui doit gérer l’info dans la Situation Room et voit sa confiance s’effondrer, Jason Clarke, son supérieur, Tracy Letts, général en charge du Stratcom, et son adjoint Gbenga Akinnagbe, Jared Harris, secrétaire à la Défense dépressif, Gabriel Basso, conseiller à la sécurité nationale pas encore mûr, Moses Ingram, employée à la FEMA chargée notamment de l’évacuation de populations, Greta Lee, experte nord-coréenne, Jonah Hauer-King, aide de camp du président et Idris Elba, le président à la Obama.
Cela ne change pas grand chose à la tonalité de ce cyber-thriller. Un War Game où l’ennemi est inconnu. Avec intelligence, la réalisatrice évite plusieurs écueils. Elle ne cherche pas à assouvir nos vils instincts voyeurismes et sauvages. Un écran noir suffit pour nous laisser en suspens, cloué à des faits que nous devons imaginer : une bombe nucléaire qui frappe les USA, la réplique américaine (laquelle parmi les multiples préparées par le Pentagone?), l’échec de tous ces responsables brillants. Dans cette maison pleine de dynamite, qui peut dire si ce n’est pas toute la planète qui va exploser?
Apocalypse Now
Brûlot antinucléaire et pacifiste, façon Dr Folamour de Stanley Kubrick, mais sans l’aspect farceur et satirique, Bigelow continue de creuser le sillon commencé avec le sous-estimé Strange Days en 1995 et K-19 en 2002. Le technothriller, la raison d’état, le sacrifice, la guerre de l’intérieur : tous les ingrédients sont déjà là. Elle a upgradé sa mise en scène, qui joue de manière presque éprouvante sur l’immersion et la sensation pure avec Zéro Dark Thirty, Démineurs, et Detroit. De même la quête de vérité et la confrontation avec la mort sont devenus quelques unes de ses obsessions. mais on constate surtout son appétence pour dénoncer un discours propagandiste et une valorisation des armes dans un pays qui agit dans l’ombre parfois contre ses citoyens, ou en tout cas sans leur en référer.

A House of Dynamite est un peu la somme de tous ses films. En nous laissant en plan, elle envoie un message clair : nous courrons à notre propre destruction. Sa dialectique repose sur plusieurs décisions qui échouent chacune à résoudre le problème. La confiance dans la technologie, en l’intelligence humaine sont autant de boucliers vulnérables. Ici on ne peut accuser personne. On ne sait rien du coupable. Doit-on continuer à vivre sur une planète, déjà rongée par une destruction naturelle causée par l’activité humaine, qui abrite plus de douze milles têtes nucléaires?
D’autant plus quand la chaîne d’information est fragmentée entre plusieurs commandants, quand les protocoles sont rarement répétés, quand le décisionnaire ultime ne dispose pas de toutes les connaissances nécessaires pour affronter une situation diablement crédible.
Ainsi on entre dans les lieux les plus secrets, les plus cachés. Le spectateur est placé au cœur de l’action. Tout est physique et ininterrompu. Le film, glaçant, est organique autant que technique. Mais, comme dans K-19, la violence est hors-champs. L’agression est un simple triangle qui survole la planète sur un écran. Pourtant, la cinéaste nous interpelle en s’interrogeant sur cette menace invisible et bien réelle. Le temps réel est rebooté à chaque chapitre. Une demi heure qui s’étire et qui nous laisse malgré tout le temps de digérer toutes les informations jusqu’à nous faire prendre conscience de notre propre impuissance, à l’instar de celle des personnages. L’action repart à zéro, s’enrichit de nouvelles options, se focalisent sur de nouveaux paramètres. Mais, au final, ce triangle basique va percuter le territoire américain et le président des Etats-Unis va devoir choisir une des rétorsions imaginées par le Pentagone.

À chaque fois, Bigelow déjoue nos pronostics. Elle joue et rejoue des situations tout en gardant le cap : rendre vraisemblable l’attaque. Le film est saisissant. Il n’a pas besoin de filtres à la Ridley Scott ou de diversions fictives hollywoodiennes. Pas d’émotion ou de romantisme, pas de héros ou happy end. C’est brut autant qu’absurde et sidérant. On assiste de manière hyperréaliste à un basculement vers l’inconnu. Le sentiment de vertige naît de notre capacité à imaginer l’anéantissement d’un Empire et éventuellement de ses ennemis. Car, oui, Kathryn Bigelow nous demande de faire travailler nos méninges. Elle refuse que le spectateur soit passif. Elle l’enjoint à être aux côtés de ces femmes et de ces hommes et à se projeter dans le pire.
Don’t Look Up
En révélant les failles de son pays, en rejetant tout miracle pour sauver le monde, elle réussit à nous rendre compatissant avec les responsables, tous bouleversés intimement, tous lucides sur leur incapacité à changer les choses. On n’aimerait pas être à leur place. Sans compter le sentiment de culpabilité qui les envahit tous. Et nous qu’aurions nous fait? Comment aurait-on vivre ces dernières minutes d’existence?
Malgré ce pessimisme et ces désarrois, cette détresse qui noue nos tripes, la réalisatrice parvient à signer un thriller captivant, et même haletant. Elle n’accuse personne. Elle montre juste avec quelques scènes fulgurantes d’humanité que notre folie nous conduit soit au suicide soit à l’extinction. Pas besoin de montrer un gros champignon. Le suspense est suffisamment redoutable pour que la déflagration soit dans nos esprits.

A House of Dynamite est un théâtre de palabres autant qu’un jeu d’ombres chinoises. Un film où tout se négocie. L’histoire bégaie à trois reprises. Mais l’escalade monte d’un cran à chaque fois. De leur bulle militaro-industrielle, de leur bunker intouchable, ou haut dans le ciel pour échapper au réel, chacun est mis à distance de l’horreur à venir. Les écrans ne captent rien du réel. Tout est virtuel, opaque, illisible.
C’est de facto l’illusion d’une société qui veut tout contrôler, qui cherche le tout-sécuritaire, qui se dévoile devant nos yeux. Avec son hypothèse crédible, la réalisatrice dynamite l’Amérique (et autres puissances belliqueuses) en rappelant que nul n’est invincible. Que chacun est mâitre de ses choix, de ses décisions, de sa vision du monde. Que l’action ne suffit pas, ni même la technologie.
De facto, Kathryn Bigelow réussit à renverser les codes hollywoodiens. La surenchère est inutile, la surdose d’armes et de d’informatique est vaine. La désescalade et la diplomatie, l’acceptation du risque et la protection du vivant sont les seules options possibles pour que cette maison ne brûle pas et n’explose pas.
A House of Dynamite
Venise 2025 (Compétition)
1h52
Sur Netflix à partir du 24 octobre 2025
Réalisation : Kathryn Bigelow
Scénario : Noah Oppenheim
Musique : Volker Bertelmann
Image : Barry Ackroyd
Avec Idris Elba, Rebecca Ferguson, Gabriel Basso, Jared Harris, Tracy Letts, Moses Ingram, Anthony Ramos, Jonah Hauer-King, Greta Lee, Jason Clarke, Willa Fitzgerald, Renée Elise Goldsberry...
