Adolescence : quatre épisodes et tant de questionnements

Adolescence : quatre épisodes et tant de questionnements

Les faits divers passionnent. Dans une étude parue le 11 mars, 69 % des Français se sont dits intéressés par le traitement journalistique des faits divers, et 45 % estiment qu’ils sont à leur juste place dans les médias.

Pas surprenant dans ce cas que les séries autour des faits divers et serial killers aient le vent en poupe. Qu’elles soient inspirées d’histoires vraies ou complètement fictives. True Detective (particulièrement les saisons 1 et 4), Fargo, Monstre: L’histoire de Jeffrey Dahmer, Monstres : L’histoire de Lyle et Erik Menendez (notablement l’épisode 5), les différents American Crime Story, The Staircase, Sambre, Mon petit renne (Baby Reindeer) ou même Dexter et You, toutes deux exploitées jusqu’à l’os, sont autant d’indicateurs populaires pour cet mode sensationnaliste. Après tout, en littérature, le polar est aussi une star dans les ventes.

Une claque

Adolescence (diffusée sur Netflix, produite par Brad Pitt) est une fiction. Deux détectives, un éventuel monstre, une birtish crime story… On pourrait croire à une énième cariation autour du même thème. Mais pas du tout. Le fait divers est un déclencheur, et sa résolution (partielle) n’a rien de salvateur. Rappelez-vous cette formidable mini-série australienne, La gifle. Diffusée sur Arte en 2013, cette fiction raconte comment un fait anodin (une baffe sur un gamin désobéissant) se transforme en fait divers judiciaire national à travers l’impact sur chacun des personnages.

Dans Adolescence, le principe est similaire mais plus dramatique. Ce n’est pas une gifle qui conduit en enfer, mais un meurtre : une jeune fille poignardée sauvagement sur un parking désert le soir. Là aussi, on suit les points de vue : la police, les élèves, une psy, la famille du présumé coupable. Quatre épisodes d’une heure, en totale immersion.

Pour parvenir à ce sentiment immersif et suffocateur, les auteurs – Stephen Graham, qui incarne le père de l’incriminé, et Jack Thorne – ont recours à un procédé vieux comme le cinéma : le plan séquence. On avait déjà pu apprécier le procédé dans The Bear (entre salle et cuisine du resto de Chicago) pour bien palper l’hystérie ambiante. Mais là le niveau de maestria est un cran au dessus.

Garde à vue

Episode 1 : la police débarque à l’aube dans une maison de la classe moyenne et arrête un ado, Jamie, tranquille dans sa chambre pour le conduire au commissariat. La famille est en panique, le jeune homme se pisse littéralement dessus. La caméra ne lâche rien des réactions, des actions. De manière fluide, nous voici arrivés au poste de police, fourmilière où chacun joue son rôle jusqu’à l’interrogatoire décisif. Cet ado a-t-il tué une de ses camarades de classe? On voit bien que le plan-séquence aussi impressionnant soit-il ne serait qu’un effet si on n’avait pas cette impression d’enfermement dans un huis-clos, que ce soit dans une maison, une voiture, une cellule, une salle d’attente, une salle d’interrogatoire. De même, la caméra ne se positionne pas forcément sur le centre de l’action et préfère souvent observer la réaction de celui qui assiste à l’évènement. Tout cela contribue à une polyphonie parfaitement orchestrée qui produit l’effet de sidération recherché.

Les années collège

Episode 2. Les deux enquêteurs viennent chercher des réponses (et l’arme du crime) dans le collège de Jamie. Dans ce dédale de couloirs et de salles, entre intérieurs et extérieurs, les confrontations se heurtent à un fossé générationnel entre adultes, dépassés, et ados, crâneurs. Nous sommes trois jours après l’arrestation. On comprend alors que la série ne suivra pas une investigation de manière classique. Jamie est absent de l’épisode. Son père apparaît tout juste sur le plan final. L’angle fictionnel a changé de regard et de sujet. Ici, il s’agit d’observer le comportement de collégiens, leurs influences, leurs interactions, leurs frustrations. Entre violence physique et humiliation verbale, codes liguistiques à base d’émojis sur les réseaux sociaux et clans irréconciliables, nous assistons à un décryptage d’un monde où l’on est censé apprendre et où on finit par ne rien en comprendre. Hormis que les principales victimes sont des filles. Car on ne parle que de Jamie mais il ne faudrait pas oublier Katie, morte salement et sans raison. L’épisode s’achève sur un coup de force visuel quand, après une course poursuite haletante, la caméra s’envole pour une vue aérienne menant du collège au parking où a eu lieu le crime. Ainsi, le plan séquence démontre sa « triche » (il n’y a pas qu’une seule caméra) et déploie sa malice (avec l’usage quasi invisible d’un drone) pour nous faire respirer un peu.

Les silences d’un agneau

Et on en aura besoin. Car l’épisode 3 est assurément le plus étouffant. Il y a bien deux personnages secondaires, mais c’est un duel qui se profile : une pièce sans intérêt, une psy et son client, un ado aux airs innocents. Elle aimerait que son client ne soit pas coupable. Ce n’est qu’un gamin, plutôt smart, charmant physiquement. Dans l’épisode 5 de Monsters : The Lyle and Erik Menendez Story où l’on assistait là aussi à un plan séquence, le criminel (interprété par un Cooper Koch impressionnant) racontait son histoire à son avocate dans un quasi monologue en plan fixe. La caméra s’approchait progressivement et très lentement de son visage au fil de la déclamation. Ici, la caméra, dans la lignée des deux premiers épisodes bouge sans qu’on sache ce que l’on va saisir dans cet affrontement sous haute tension. Elle suit à la fois l’action et la réaction, la question et la réponse. Elle accompagne à la fois les doutes et l’effroi de la psy mais aussi le caractère lunatique d’un ado tantôt arrogant, manipulateur, tantôt soumis, apeuré. Avec des dialogues précis et réalistes et un duo d’interprètes sur le qui-vive et jamais dans le surjeu, le mal-être des deux protagonistes nous glace. L’effet de stupéfaction est total quand la psy prend conscience du monstre, en partie produit par la société, qu’elle a en face d’elle. Au point de ne même plus vouloir toucher au sandwich jambon-cornichons qu’elle lui a offert tant elle est dégoûtée.

Dans ces deux épisodes, formellement différents, le spectateur ne s’interroge même plus sur l’innocence ou la culpabilité de Jamie. Ce n’est déjà plus l’objet de la série. D’autres thèmes se sont invités : les réseaux sociaux et leur influence, la masculinité toxique, la place de la femme dans la société, l’importance du regard des autres, et la somme de toutes ces peurs : cette violence bouillonnante qui se construit à travers elles. On est déjà six mois après l’arrestation.

Au nom du père

Le quatrième épisode distord encore le temps. Bien plus tard, à la veille du procès, le scénario ne se focalise que sur la famille de Jamie (qui n’est présent que par sa voix lors d’un appel téléphonique déchirant). On revient au père. On revoit la mère et la sœur. Le trio fait corps dans l’adversité. Comment vivre (survivre) à une telle déflagration? Comment ne pas imploser? Qu’est-ce-qu’on aurait du faire? Qu’est ce qu’on aurait pu faire de mieux? La responsabilité s’élargit et, avec elle, la culpabilité. La douleur du trio est palpable. La maison, refuge illusoire, segmentée en pièces individuelles où chacun a sa vie, la camionnette, autre huis-clos étouffant, la grande surface de bricolage, lieu public où l’on subit là aussi le jugement des autres, ne sont que des lieux sans âme. Il faut revenir à la chambre parentale pour que la catharsis opère, pour que la violence masculine s’estompe et crache ses larmes et sa douleur. La vulnérabilité du père, la force et la compassion de la mère, la dignité et l’affection de la sœur sortent grandies de l’épreuve. Le fils n’est plus là. Il ne reste qu’un petit ourson en peluche sur lequel on peut transférer tous ses remords…

Quatre mini-films et au final une grosse claque. Beaucoup de films et de séries ne sont pas capables d’arriver à cette sensation tout en étant d’une belle intelligence dialectique. Le réalisateur Philip Barantini, qui avait déjà réalisé un film en un unique plan (The Chef), a réussi une prouesse technique, avec une chorégraphie millimétrée entre opérateurs et acteurs, des répétitions au cordeau, des acteurs d’une justesse toute britannique, et, sans qu’on le voit, de multiples prises pour parvenir à un tel résultat. Tout cela ne serait qu’artifice si ce n’était pas au service du récit, et surtout si le scénario ne justifiait pas ce quadruple plan-séquence. Avec une unité de temps, et malgré la multiplicité de lieu, nous voici dans une fiction en temps réel, ce qui accentue l’asphyxie éprouvée par le spectateur.

La puissance du plan-séquence

Le plan-séquence a été inventé par les frères Lumière. Il a été sublimé par les plus grands cinéastes : Marcel Carné (Les enfants du Paradis), Alfred Hitchcock (La corde), Orson Welles (La soif du mal), Stanley Kubrick (The Shining), Martin Scorsese (Les affranchis), John Woo (Hard Boiled), Robert Altman (The Player), Paul Thomas Anderson (Boogie Nights), Brian de Palma (Snake Eyes), Park Chan-wook (Old Boy), Alfonso Cuaron (Le fils de l’homme), Steve McQueen (The Hunger), Alejandro Gonzalez Iñárritu (Birdman), Sam Mendes (1917), et tout récemment Steven Soderbergh (The Insider), etc. Ajoutons Alexandre Sokourov qui a signé l’exploit d’un film, Russian Ark, de 96 minutes avec un unique plan.

Son principe impressionne durablement le spectateur et marque souvent le film soit en l’introduisant soit en opérant une césure cruciale dans le scénario.

Mais dans Adolescence, le « temps réel » ajoute une complexité technique et une contrainte scénaristique. Une histoire mais quatre possibilités, quatre moments différents, reliés uniquement par « l’affaire » qui nous préoccupe. Non pas qui a tué Katie, mais pourquoi a-t-on tué cette jeune fille et qu’est-ce-que cela dit de nous? Et à chaque fois, on est emporté par la puissance de la proposition. Adolescence soulève autant de questions qu’elle révèle notre degré d’insatisfactions. Le procès n’aura même pas lieu. La culpabilité semble davantage diffuse et collective. Le crime est aussi pulsionnel qu’irrationnel.

Nous voici en plein désarroi. Pas de morale. Pas de justice. L’effet de réel, cette action captée comme dans la vraie vie, l’absence visible de montage, la précision des situations conduit la série à flirter avec le documentaire. Un « strip-tease » sur une interpellation, sur une enquête, sur un suivi psy, sur une famille détruite de l’intérieur. Ça aurait pu être des titres d’émissions télévisées autour de drames du quotidien. « Comment j’ai vécu la garde à vue de mon enfant? », « Pourquoi les adultes ne comprennent plus les jeunes? », « J’ai rencontré un monstre », « Faire famille quand son fils est un criminel ».

Les origines du mal et du mâle

On est donc immergé dans ces moments là, comme on nous intègre – contre notre volonté? – dans cette horreur spécifique. Le choc n’est même plus quantifiable. Tout est imprévisible. Pire, même le prévisible nous envoie dans nos retranchements. L’incertitude gagne sur les convictions. On est tout à la fois : le père écrasé par la vérité, la mère dévastée, les deux flics impuissants et largués, la psy figée et interdite. La force de la série s’impose à nous naturellement : on menotte un garçon dans sa chambre et on se dit que c’est une erreur. Ça ne peut pas être lui. Il n’a rien du criminel qu’on nous balance dans les journaux, il n’a rien d’un tueur à l’arme blanche. Et quel serait son motif?

Malheureusement, les faits divers montrent que c’est possible. Que ça peut-être lui. Malgré une bonne éducation, une famille aimante, une communauté paisible. Mais à cause de quoi alors?

C’est l’autre qualité des plans séquence imaginés par les auteurs : la duplication des points de vue. La focale élargit le champs à la société, aux rapports hommes-femmes, aux influences extérieures non contrôlables. On est en empathie avec chacun, y compris Jamie, parce que toutes les émotions contradictoires se croisent en une heure, en un plan mouvant. Ici, il s’agit d’être subjectif, c’est-à-dire d’épouser ce ressent le sujet de l’épisode, sans essayer d’avoir un point de vue extérieur, moralisateur ou distancié. En quatre heures, tout devient plus complexe, plus trouble, moins limpide, mais plus lucide.

Et puis, on peut aussi se poser la question inverse : si la série avait été filmée différemment, le propos aurait-il été éprouvé identiquement? Par exemple si dans l’épisode 3, le dialogue entre la psy et Jamie avait été filmé en champ-contrechamp ou si dans l’épisode 4 tout ne s’était déroulé que dans la maison? On peut être certain que nous n’aurions eu un élan dramatique similaire, mais il n’est pas sûr que nous aurions été happés de la même manière. L’aspect continuel et immersif révèle davantage le caractère de chacun et fait monter la tension par des actes déroutants, inattendus, spontanés que la caméra vole sur le vif. En bref, c’est plus intense et plus juste.

La mise en scène accentue encore plus cette impression. Les corps ne sont jamais immobiles. Soit ils sont véhiculés, soit ils sont en mouvement. Malgré l’aspect carcéral de l’environnement (commissariat, collège, salle de visite, maison, camionnette), chacun prend position dans son espace, en position dominante ou soumise, à l’écoute ou en se confessant. Tous sont isolés et tous interagissent. Il y a un fossé entre l’autorité et la famille, entre les adultes et les ados, entre la psy et son client, entre le père et la mère et la fille.

Quatre quarts

Adolescence, comme Monsters, n’est pas une enquête pour trouver un coupable, mais la dissection d’un acte criminel, de ses causes à ses conséquences. Comme dans la réalité, on ne ressort pas avec toutes les réponses. Le mobile reste flou. L’arme est introuvable. La culpabilité aussi avérée soit-elle prend ses racines bien au-delà de simples preuves. L’ADN, ici, n’est pas celui qu’on recherche sur la victime, mais celui qu’on interroge sur les origines génétiques et psychologiques du criminel. On assiste à un film en quatre parties, une œuvre procédurière plus qu’un polar. Il reprend le style du flux de conscience sublimé en littérature par Virginia Woolf. La caméra se déporte sur ce qui l’intéresse, quitte à changer brusquement de point de vue ou de sujet. Quitte parfois à préférer l’effet de style purement cinématographique à la promesse d’un pacte artificiel avec le spectateur : celui de rester à hauteur d’hommes.

Ou d’ados. Car on peut aussi passer outre la virtuosité de cette fiction, portée par de prodigieux acteurs, une écriture ciselée et un formalisme justifié. Ce qui procure notre vertige, finalement, c’est bien la corrélation entre ce fait divers féminicide inventé et tous ceux bien réels qui pululent dans les journaux. Les réseaux sociaux et leur impact apparaissent aussi criminels que Jamie. Des coupables intouchables, bénéficiant de l’immunité des menaces invisibles. Harcèlement, dépression, dénigrement, frustrations, sexe, aggressibité, décrochage scolaire et sociétal : tout est en arrière-plan. On a beau remonter à la source, on se bat contre des courants contraires, comme de pauvres saumons. La violence n’est alors que la traduction de tous ces symptomes. Episodes après épisodes, on découvre aussi l’impact de la pornographie, l’influence du masculinisme, l’omniprésence du monde numérique et virtuel, l’impossible dialogue et respect dans un monde individualiste et égocentrique sont autant de facteurs déshumanisants et de mises en péril des adolescents. Jamie en est le parfait artefact.

Or, dans sa chambre, personne ne l’entendait crier…

Adolescence (Netflix)
4 épisodes
Création : Stephen Graham ; Jack Thorne
Réalisation : Philip Barantini
Avec Stephen Graham, Ashley Walters, Erin Doherty, Owen Cooper, Faye Marsay,
Christine Tremarco, Jo Hartley, Mark Stanley, Amélie Pease, Fatima Bojang, Austin Haynes