Pansy est rongée par la douleur physique et mentale et son rapport au monde ne passe que la par colère et la confrontation. Son mari Curtley ne sait plus comment la gérer, tandis que son fils Moses vit dans son propre monde. Seule sa sœur, Chantal, peut la comprendre et l’aider.
Après deux grandes fresques historiques – Mr Turner et Peterloo – qui nous plongeaient dans le XIXe siècle britannique, Mike Leigh – Leopard d’or pour Bleak Moments, Palme d’or pour Secrets et mensonges, Lion d’or pour Vera Drake – revient au drame psychologique contemporain.
Deux sœurs, référence subliminale aux Trois sœurs de Tchekhov, n’est sans doute pas le titre le plus approprié. L’intitulé original, Hard Truths, « dures vérités », révèle bien mieux le propos du film. Comme souvent, les personnages des films de Mike Leigh ne sont pas forcément aimables, ni même sympathiques. Ils peuvent être exaspérants, acrimonieux, grincheux, aigris, égocentriques. C’est le cas de Pansy, dont la douleur intérieure se verbalise ouvertement sous forme d’insultes, offenses, réprimandes et colères qu’elle ne maîtrise pas toujours. Une sorte de syndrome de Gilles de La Tourette dont la franchise tantôt désarçonne, tantôt lasse. Cette « Tatie Danielle » n’a même pas la sénélité ou la solitude (quoique) comme excuse.
Inquiétudes
Le cinéaste préfère explorer ce qui la tourmente, ce qui la fatigue, ce qui l’angoisse. C’est bien cette permanence de l’inquiétude qui rend Pansy lunatique, à la fois blindée par une carapace autoritaire et fragilisée par un effondrement psychique invisible. Le talent de Leigh est de provoquer le rire par un humour cinglant digne d’un spectacle de stand up où chacun en prendrait pour son grade. Si bien que l’empathie peut naturellement s’inviter au fil du récit…
Le « scénario » – une construction collective et collaborative à partir de répétitions – tisse avec délicatesse la complexité du personnage. Grâce à cette dérision inattendue et, surtout, à une Marianne Jean-Baptiste excellant dans toutes les nuances de cette mère au foyer dépressive, le film ne s’embarasse d’aucun effet narratif et préfère épouser chaque subtilité psychologique.

Mike Leigh réussit à dépeindre une femme dépassée par sa souffrance. Pas seulement en la filmant dans ses routines et ses tâches répétitives, mais aussi en illustrant ses phobies existentielles et en reflétant son asociabilité. Autour d’elle gravitent des personnages qui permettent de traduire ses sentiments : un époux bosseur qu’elle n’aime plus, un fils faignasse mais pas idiot, une sœur solaire et hyperactive, ses nièces joyeuses. Par petites touches, le réalisateur nous mène aux origines du mal-être.
Incertitude
Le jour de la Fête des mères, deux sœurs dialoguent autour d’une tombe puis dans une chambre. Mais loin de provoquer un moment d’apaisement et par la suite une éventuelle réconciliation familiale, cette journée conduit à une catharsis pudique où l’on comprend l’impasse dans laquelle Pansy est coincée. Elle n’a jamais pu être à la bonne place.
« – Ça va?
– Non. »
Il y a des vérités difficiles à assumer, à exprimer, à confronter. D’autant plus quand elles sont floues. C’est ce principe de l’incertitude (jusqu’au plan final) qui règne alors sur ce film. Chacun porte ses secrets en fardeau, tout comme ses mensonges pour ne pas désespérer. L’acte de foi est alors de vivre comme si de rien n’était, en cachant à ceux qu’on aime son ennui, sa frustration, sa blessure, ou bien sa charge mentale insupportable.

Finalement, Pansy, à la différence des autres, préfère la franchise, l’honnêteté, une forme de vérité même si elle n’est pas « bonne » à dire. Sa paranoïa, sa maniaquerie, sa méfiance, ses cauchemars ne sont que des symptomes dans une société qui n’est pas habituée à ce qu’on lui balance une parole transparente.
Lassitude
Secrets et mensonges, nous y revoilà. Avec Marianne Jean-Baptiste et Michele Austin, déjà au générique de son film « palmedoré » à Cannes, Mike Leigh offre une nouvelle variation du psychodrame familial. Mais, pour ceux qui suivent le cinéaste depuis ses débuts (54 ans de carrière déjà), on retrouve également une grande partie des composantes de son œuvre : des personnages solitaires, parfois en surpoids, timides ou réservés, souvent empêchés d’une manière (maladie, addiction) ou d’une autre (classe sociale, couleur de peau), piégés dans des liens du sang inextricables, emprisonnés par leurs émotions. Deux sœurs aurait pu s’intituler Secrets en mensonges ou Naked. Mais tout au long du film on croise également Bleak moments (moments sombres), High Hopes (de grands espoirs), Life is sweet (La vie est douce), All or nothing (tout ou rien), Be happy (sois heureuse), Another Year (une autre année). Tantôt on pourrait y voir un message de consolation pour cette femme épuisée, tantôt on constaterait simplement la désolation de son existence.
« – Pourquoi tu ne profites pas de la vie?
– Je ne sais pas. »
Sous son apparente suavité, le film s’avère finalement bien plus amer. Les petites misères humaines, les tragédies du quotidien, les névroses de chacun composent ainsi une palette d’une classe moyenne qui cherche le bonheur autorisé dans une vie de tracas. L’amour est à l’image des foyers. Chez Pansy, tout est clinique, propre à l’excès, la nature est interdite et les espaces distants. Rien ne se mélange dans cette maison. les portes sont fermées. Tout le monde se tait et subit le flot de paroles de la matriarche. L’amour est absent. Chez sa sœur, Chantal, c’est l’inverse. Tout est joie et complicité, la parole est libérée et égalitaire. Le balcon est rempli de végétations, on partage le canapé, les tissus sont colorés, et on sent la promiscuité d’un appartement où trois femmes puissantes s’amusent.
Solitude
Cette fracture sous-tend tout le film. Le récit ne manque pas de relief, avec ses hauts et ses bats, ses instants de lévitation et moments enragés, le chaos menaçant, qui nous cerne à bas bruit, et la quête de plénitude. Mike Leigh explore dans ces sillons qu’il creuse à la petite truelle avec des dialogues précis, des silences étudiés, des regards qui en disent long et des gestes qui disent tout. L’humain est au cœur de son sujet, rendu parfaitement réaliste grâce à sa vision humaniste.

Dans cette société déshumanisante (notamment dans le monde du travail), apporter de l’humanité n’est pas vain. Car tous semblent abimés, profondément ou épisodiquement. Il s’agit ici doit d’apprivoiser ou de fuir sa solitude. Certains y parviennent autour d’un spritz, d’autres échouent même en faisant de longues siestes. Le sommeil n’évacue ici que les tensions. Pour le reste, le film ne cherche pas à s’expliquer. L’indicible domine la révélation psychanalytique, comme le réel empêche une réconciliation fantasmagorique.
« – Je ne te comprends pas mais je t’aime. »
Certes, on saisit que Pansy s’est construit sa propre prison. Même dans ses tentatives d’évasion, elle se retrouve face à un mur ou à une béante fracture. D’où cette notion de vertige qui s’empare de nous quand on essaie de s’imaginer une issue de secours pour elle. Une plongée dans les abysses? Une élévation vers la Lumière? Une confrontation à ses peurs?
Plénitude
Car, au fil de ces jours malheureux, Pansy ne semble plus être seulement une femme irascible. Sa tristesse transpire dans chacune des scènes. Elle qui est si blessente devient la femme profondément blessée. Aussi, Deux sœurs se mue doucement en drame déchirant, sans être poignant. Juste une ciselure à fleur de peau qui démange, ou peut-être une coupure d’où le sang s’écoule lentement. La douleur éprouvée ne tire pas les larmes.
Pour ce film pourtant très almodovarien, en plus sombre, Mike Leigh s’attache en effet à ne pas verser dans le mélo. Il préfère dépeindre entre gris clair et gris foncé un drame universel, formellement sobre et épurée. Sans clichés. On reprochera juste que le montage final rende un peu superficiel les rôles du fils déprimé et des deux nièces enjouées.

Chez lui, cracher ses vérités ne suffit pas à être réparé ou à résoudre un quelconque enjeu. Le cinéaste choisit une autre voie. Il nous offre le droit de ne pas être bien dans notre époque, dans notre environnement, dans notre existence. Après tout, plus personne ne fait attention à l’autre. On est les uns contre les autres et on s’aime mal. Comment, alors, aimer encore ou être toujours aimé? Finalement, ce n’est peut-être pas si malsain de se faire injurier à la caisse d’un supermarché. C’est même une attitude préférable à celle d’être indifférent aux autres, à commencer par la caissière. Au moins, cela prouve que nous sommes vivants. Et pas si amorphes que cela. Nous vient à l’esprit la tirade finale d’Irina dans Les trois sœurs : « Un temps viendra où l’on comprendra tout cela, pourquoi ces souffrances, il n’y aura plus de mystère : mais en attendant, il faut vivre…« .
Deux sœurs (Hard Truths)
2024.
Durée : 1h37
Sorties en salles : 2 avril 2025
Réalisation et scénario : Mike Leigh
Image : Dick Pope
Musique : Gary Yershon
Distribution : Diaphana
Avec Marianne Jean-Baptiste, David Webber, Michele Austin, Tuwaine Barrett,
Sophia Brown, Jonathan Livingstone...