En l’espace de quelques films, elle a bousculé le cinéma français : après son court métrage La bouche de Jean-pierre, son nom Lucile Hadžihalilović est devenu synonyme d’une orfèvre de l’immersion dans un monde qui se dérègle. Avec ses longs-métrages précédents dans une étrange école avec Innocence, sur une île non moins étrange avec Evolution, dans un appartement où se trouve un tableau fantastique dans Earwig, on découvrait avec angoisse une longue préparation pour un « après » mystérieux… Lucile Hadžihalilović sait mieux que personne mettre en scène ce qui est inconnu, ce qui dérange et ce qui nous parait bizarre.
Son nouveau film, La tour de glace, est présenté au BIFFF, juste après une sélection à Berlin (et un Ours d’argent). Pour le coup, on est en terrain plus connu : un plateau de tournage d’un film, une menace… Dans les années 1970, Jeanne fugue de son foyer de haute montagne pour rejoindre la ville. Dans le studio où elle s’est réfugiée, la jeune fille tombe sous le charme de Cristina, l’énigmatique star du film ‘La Reine des Neiges’, son conte fétiche. Une troublante relation s’installe entre l’actrice et la jeune fille… Etrange, vous avez dit étrange?
Le BIFFF a été l’occasion de rencontrer en tête a tête la cinéaste :
Ecran Noir : Vous êtes une cinéaste plutôt rare, après Innocence il y a eu 10 ans d’écart avant Evolution. Mais les intervalles se réduisent : 6 ans avant Earwig, puis 4 ans avant l’arrivée de ce nouveau film La tour de glace… C’est devenu moins complexe la production d’un film ?

Lucile Hadžihalilović : Oui d’une certaine manière, ça s’accélère pour moi le temps entre un film et le film suivant, mais c’est relatif. Je ne sais pas à quoi c’est dû. Peut-être que je deviens plus intelligente pour arriver à faire produire mes films avec l’expérience, je ne sais pas. Il se dit par exemple en France que dans le système de production français le deuxième long métrage est toujours plus difficile à produire. Il y a pas mal d’aides pour un premier film et des dispositifs pour des nouveaux réalisateurs et des nouvelles réalisatrices de nouveaux films, mais faire un deuxième film est plus compliqué, et d’autant plus si le premier n’a pas eu une grande visibilité.
Pour mon troisième film, Earwig, il y a eu aussi une accélération du financement car c’était en langue anglaise avec un casting britannique. il y n’a pas d’argent français dans ce film. Peut-être qu’après trois films, les gens commencent à voir qui on est, qu’on est là, qu’on existe, et peut-être que les gens commencent aussi à comprendre un peu le type de film qu’on fait et que c’est moins tombé de la Lune. Après trois films, ça aide un peu les financiers à vous situer et à peut-être à comprendre le projet suivant.
Avec La tour de glace, c’est un peu différent. C’est mon quatrième film, on est un peu installé comme un « auteur », entre guillemets, dans le paysage. Les gens connaissent votre nom ou connaissent un peu votre travail. C’est un peu logique que ça s’accélère, mais encore une fois pour celui-ci, ce qui a aidé bien sûr c’est d’avoir une actrice connue comme Marion Cotillard dans le film. Ce que je ne pouvais pas avoir dans les autres films, parce que ça ne s’y prêtait pas tout simplement.
Dans celui d’avant Earwig, il y avait pourtant Romola Garai. C’était super en plus de travailler avec elle et j’ai adoré l’avoir, même si en France les gens ne la connaissent pas. Le casting a rassuré avec sa présence et celle de l’acteur Paul Hilton peu connu au cinéma mais très connu au théâtre. Pour les financements anglais ça a été des noms qui ont aidé. Pour La tour de glace, la notoriété d’une actrice comme Marion Cotillard accélère tout. J’espère que pour un prochain film, ça ira encore plus vite à se produire.
Ecran Noir : Au centre des trois autres films il y avait des enfants manipulés, l’intégrité de leur corps attaquée par des adultes aux sombres motivations. Cette fois dans La tour de glace, il n’ya plus d’enfance mais un personnage de grande adolescente qui cherche à élargir sa vision du monde. C’est comme un tournant ?
Lucile Hadžihalilović : Je pense que ce n’est pas totalement si différent des autres, même si j’essaye d’aller ailleurs. En fait, c’est inspiré très très lointainement du conte de La reine des neiges de Andersen. Dans le conte, c’est une petite fille. Mais au vu de mon histoire où le personnage se fait engager sur le tournage d’un film, ça me donnait plus de libertés d’avoir une adolescente. Peut-être que d’une certaine manière, moi-même, je finis par grandir un peu. En fait La tour de glace est avant tout une histoire de passage à l’âge adulte, avec un conte qui reflète le fait de grandir et de se confronter aux adultes, tout en étant soi-même, c’est à dire encore très innocent de ce monde là.
Comme dans les autres films, il y a une forme de continuité. Cette jeune personne à affaire à une figure adulte manipulatrice, qui à la fois l’aide et lui fait du mal. On retrouve des choses communes aux autres films mais dans une autre strate. Dans ce film, comme elle est plus grande, elle est plus agissante aussi. Elle est plus consciente, elle est plus délibérée. Elle n’est pas entièrement une victime puisqu’elle fugue, elle espionne, elle traîne, elle vole des choses qui l’intéresse. Elle regarde beaucoup, et ce qu’elle observe, elle le fait vraiment avec attention. C’était finalement bien plus intéressant qu’elle soit dans l’adolescence, un peu plus loin dans cette étape de maturation de son identité.

Ecran Noir : C’est un hasard si l’adolescente du film ressemble physiquement à vous adolescente ?
Lucile Hadžihalilović : Moi j’aime bien dire que dans tous mes films, il y a une petite part autobiographique, sauf Earwig où c’est différrent. Quand je le dis pour Evolution ça fait rire les gens parce que c’est tellement extrême visuellement, mais pourtant ça l’est si on parle d’émotions. Il y a dans mes films des choses que j’ai vécu émotionnellement, même si je n’ai pas vécu ces situations évidemment. Sur celui-ci, c’est drôle parce que moi je ne la connaissais pas cette jeune fille qui joue Jeanne. C’est la directrice de casting qui a pensé à Clara Pacini très vite. Je l’ai vue peut-être le premier jour ou le deuxième jour de casting et c’était une évidence : j’avais trouvé mon actrice. Tellement une évidence que je me suis dit « non c’est trop facile », aussi j’ai continué à chercher inutilement. C’était elle. C’est vrai qu’elle a quelque chose de moi sans doute physiquement, et la coupe de cheveux, avec sa frange, accentue la similitude. Ça fait rire tout le monde, mais au début, je ne suis même pas rendu compte de la ressemblance physique.
Ce n’est pas mon histoire évidemment, je n’ai jamais rencontré La reine des neiges, mais il y a une découverte des images qui me correspond. J’ai toujours du mal à faire des films qui se passent dans le monde d’aujourd’hui, mais là, effectivement, dans ces années 1970, les années de mon adolescence évidemment, il y a une part autobiographique dans ce rapport au cinéma bien sûr. Comme cette adolescente, je suis plus dans l’ombre, je suis plus celle qui regarde, je suis derrière la caméra et je n’ai pas envie d’être devant.
Ecran Noir : Pour Marion Cotillard comment fait-on pour la séduire ou la convaincre, environ 20 ans après Innocence, pour ici un rôle de diva plutôt froide et négative ?
Lucile Hadžihalilović : Je pense que j’ai eu la chance d’arriver à un moment où Marion avait justement envie d’explorer d’autres choses. Ces dernières années, elle a fait des films américains, elle a tourné avec des grands noms d’auteurs européens. Parfois les planètes s’alignent et c’était un moment où, je crois, elle pouvait avoir envie d’aller faire un pas un peu plus de côté. Elle était heureuse d’avoir fait Innocence mais c’était il y a longtemps. Nous ne nous sommes pas tellement revues depuis, mais moi je savais ce qu’elle devenait puisque je la voyais sur des écrans. C’était évident que il me fallait pour le rôle quelqu’un qui ait vraiment le statut d’une star, et dans le cinéma français, il n’y en a pas tant que ça ou pas de cette génération. Il y avait Marion Cotillard potentiellement, et j’ai toujours été attirée par cette actrice là, par son physique, par son jeu, par les émotions qu’elle dégage. C’était assez évident qu’elle pouvait être une merveilleuse reine des neiges tout en étant aussi ce personnage de Cristina.
Des fois on dit que le Dieu du cinéma vous aide. J’ai croisé Marion un peu par hasard à une projection, elle m’a reparlé d’Innocence et du fait que son père adorait ce film. Alors je lui ai dit : « bah voilà j’ai un autre rôle pour toi Marion si ça t’intéresse » et elle a tout de suite été intéressée. Elle a lu le scénario et elle m’a dit que ça lui plaisait beaucoup. C’est arrivé à un bon moment. Ce qui était intéressant, c’est que je ne l’ai jamais vue très effrayante dans un film. Je pense qu’on pouvait essayer d’aller chercher de ce coté là, et ça lui a plu de faire quelque chose de différent. Je trouve Marion Cotillard audacieuse dans ses choix.

Ecran Noir : Dans La tour de glace il y a plein de moments qui sont assez oniriques, avec peu de dialogues. Tout se passe à travers les regards, les sons ou la musique. Comment ces moments sont écrits dans un scénario, comment les explique-t-on à son équipe ?
Lucile Hadžihalilović : En fait dans le scénario, quand il n’y a pas de paroles et quand il n’y a pas d’action, il y a des ambiances décrites. On parle d’une couleur ou on parle d’un son ou d’une particularité du décor ou de la lumière qui devra exprimer quelque chose. Ça passe par des éléments très concret. Après, soit on les retrouve au tournage, soit on parle d’une atmosphère générale, qu’on approndit avec la décoration, les costumes et l’éclairage, mais aussi le mixage son après. On parle de manière générale du voyage émotionnel des personnages. Donc on essaye de transcrire les émotions par des choses concrètes que sont la lumière, les couleurs, des sons. Et même sans dialogue ça devient concret. Le scénario insiste aussi sur les regards et dans le film, il y a beaucoup de choses sur les regards. On place un adjectif sur chaque regard que l’acteur exprime sur le plateau. Pour Clara Pacini comme pour Marion Cotillard, on a l’impression qu’elles ont un monde intérieur et ,en même temps, qu’il y a des émotions qui transparaissent d’elles avec subtilité.
Ecran Noir : A propos du conte de Andersen, il y a eu plusieurs sortes d’adaptation, dont le fameux film d’animation La reine des neiges de Disney mélancolico-joyeux. Reprendre en partie cette histoire de façon plus personnelle et plus sombre, avec ici une reine qui veut que ceux qui l’aiment se sacrifient pour elle, ça va beaucoup surprendre…
Lucile Hadžihalilović : Je ne me suis pas du tout inquiétée des versions de Disney parce que c’est tellement un autre endroit et ce n’est tellement pas le même public. Et je ne les ai pas vus, je dois dire. Il faut rappeller que les contes d’Andersen ne sont pas du tout joyeux, ils sont très noirs souvent et parfois très sadiques et masochistes. Celui-là ne l’est pas tant que ça. Chez Andersen il y a aussi un imaginaire un peu gothique que j’aime. Les personnages de reine ou de princesse dans ses récits peuvent être des personnages très noirs, très manipulateurs, qui font du mal. Eux-mêmes sont sous l’emprise de quelque chose qui les dépasse. J’ai plutôt pensé à ça, à un certain imaginaire des traditions gothiques.

Ecran Noir : Vous êtes une sorte de période charnière. La tour de glace est terminé mais pas encore visible dans les salles, et déjà récompensé par un Ours d’argent de la meilleure contribution artistique. Comment appréhendez-vous la sortie du film?
Lucile Hadžihalilović : Je reconnais que Earwig n’était pas un film facile pour des exploitants de salle qui ont peur de sortir des choses un peu inhabituelles. Il a eu une sortie restreinte et peu de gens l’ont vu. Pour La tour de glace, on a un distributeur important pour la France qui est Métropolitan, qui ne sort pas que des films commerciaux, mais aussi des films avec une identité plus particulière. Donc oui j’ai l’impression qu’on peut croire à un plus grand nombre de salles et à plus de spectateurs pour ce film là que j’en ai eu pour mes films précédents, qui étaient finalement très confidentiels. Là, avec Métropolitan on a effectivement un distributeur qui a un certain pouvoir auprès des exploitants. Et puis La tour de glace est plus ouvert vers le public. Peut-être qu’avec la reine des neiges, il va y avoir quelques méprises, mais c’est moins bizarroïde probablement qu’Earwig. En cela, Berlin a été un lancement encourageant : on a eu une belle presse, un bon accueil, un prix. Et puis avec Marion Cotillard, il peut attirer un nouveau public qui ne me connait pas.
La sortie en salles de La tour de glace est prévue pour le 17 septembre.