À feu doux et Les esprits libres : deux films à découvrir sur nos écrans à quelques semaines d’intervalle qui nous plongent avec tendresse dans le quotidien de personnes âgées atteintes de troubles de la mémoire. Le premier (récompensé de 3 prix au dernier festival de Venise : meilleur premier long métrage, meilleure réalisatrice et meilleure actrice pour Kathleen Chalfant) suit l’arrivée dans une maison de retraite de Ruth qui lutte avec elle-même autant qu’avec ses soignants pour maintenir son indépendance. Dans son nouveau « chez elle », la lenteur s’installe et nous apprenons avec elle à nous acclimater à ce rythme monotone. S’inscrivant dans une tout autre temporalité, Les Esprits Libres relate une résidence théâtrale de quinze jours où patients et soignants partagent une nouvelle expérience de thérapie, bien loin du cadre de l’EHPAD. Ces deux regards sur la vieillesse et son accompagnement s’appuient sur une approche documentaire. Là où la fiction chez Sarah Friedland s’imprègne de réel du fait de son tournage au sein d’une vraie maison de retraite californienne, Les Esprits libres embrasse totalement la forme pour nous faire vivre une expérience immersive pleine d’authenticité.
Entre contrôle et lâcher prise
Le motif central de la perte de mémoire est le fil rouge qui nous permet d’appréhender les épreuves que traversent fréquemment les personnes âgées, et notamment la perte d’autonomie. Le personnage principal de À feu doux brille par son charisme et son élégance. Ancienne cuisinière, l’octogénaire n’a rien oublié de la précision des gestes et du raffinement de la gastronomie. Le film tourne donc autour de son besoin d’indépendance. Une aspiration qu’elle affirme haut et fort à plusieurs reprises, notamment lorsqu’elle récite frénétiquement la recette du bortsch à son médecin médusé, ou quand elle prend maternellement en charge le petit déjeuner de son aide-soignante. Aussi, la maison de retraite se présente comme un espace étouffant aux longs couloirs et au plafond bas. Les surcadrages de même que les rayures du pyjama de la protagoniste sont comme des barreaux de prison qui évoquent son enfermement. Les gros plans et le montage nous laissent le temps d’adopter le point de vue subjectif de Ruth, rendant le regard infantilisant des soignants insupportable. Par ailleurs, la routine imposée par la structure, des menus aux rendez-vous médicaux, semble vide de sens et nous laisse sentir la monotonie de cette vie contrôlée. La progression sans relief du récit nous place dans le même état de pétrification des résidents mais nous fait donc savourer les petits hasards du quotidien avec poésie.

Le point de vue unique de À feu doux n’offre pas la même diversité d’expérience de la vieillesse que Les Esprits libres qui, au contraire, démystifie la figure du vieux sage en dévoilant le quotidien prosaïque, sans idéal, des personnes âgées. La caméra capture avec tendresse leurs gestes maladroits et leurs commentaires irrévérencieux qui nous soulagent du drame de la perte de contrôle sur le corps et l’esprit. Pourtant, le réalisateur rappelle que ce n’est pas d’esprit qu’ils manquent, s’attardant sur leurs regards plein de malice. Nous sommes à chaque fois surpris par la poésie qui s’échappe de leurs paroles sublimées par le théâtre. Voilà donc une saynète où Nicole, résidente, joue le rôle du médecin et rétorque du tac au tac à sa « patiente » qui « se perd dans ses couloirs tout droit » : « alors soyez de travers ! ». Les personnalités des patients se distinguent vite et on s’attache à leurs petites manies comme la fugue quotidienne de Didier. Comme dans À feu doux, ce motif évoque l’aspiration des individus à la liberté. Tandis qu’elle est brimée pour Ruth, les aides-soignants des Esprits libres se questionnent et réinventent des méthodes pour la laisser s’exprimer. Dans la grande maison où cohabitent patients, enfants, soignants et comédiens, les portes restent ouvertes, les fenêtres laissent entrevoir l’immense jardin et le portail n’est pas une barrière.
Dans leurs paroles parfois incohérentes, les personnes âgées nous laissent entrer dans leur monde décalé où passé et présent se mélangent. Leur regard sur le monde réel échappe aux soignants et questionne la norme à l’instar de Ruth tentant en vain de se conformer aux attentes, entre son rôle de mère et de patiente. Les deux films explorent dès lors le nécessaire lâcher prise. En perdant le contrôle de leur esprit, les personnages appréhendent le monde dans sa matérialité. Dans le décor aseptisé de la maison de retraite, la caméra de Sarah Friedland vient remettre avec parcimonie le corps et la sensualité au coeur de l’image. Les désirs et les sensations de l’octogénaire sont sublimés dans des moments suspendus. Mais bien vite, l’aide-soignante la rappelle à la réalité d’un ton infantilisant.

Un tout autre modèle est proposé par les Esprits libres. De fait, le film est porté par le non-conformisme des résidents et des soignants. Le naturalisme de la mise en scène, la caméra laissant se dérouler sous nos yeux un quotidien sans artifices, nous fait immédiatement adhérer au projet dont les bienfaits sont manifestes. Le documentaire construit une progression vers la représentation finale auprès du public qui nous permet de constater la réussite de l’expérience. Une grande cohérence se dégage alors de l’évolution des personnages qui tirent des leçons pleines d’espoirs de leur séjour. La caméra très mobile parvient à se faire oublier des résidents comme des spectateurs et nous fait entrer dans cette grande famille qui se construit sous nos yeux. C’est alors qu’on peut assister à des instants d’une grande tendresse comme lorsque la petite fille d’une des comédiennes vient réconforter un résident. Les mouvements de caméra attestent de la spontanéité du moment et nous placent non pas comme des voyeurs, mais comme des témoins privilégiés de cette aventure humaine. La résidence créée une effervescence créatrice dans l’urgence et une poésie dans l’éphémère alors qu’on se demande quelle trace cette expérience aura dans la mémoire fragile des patients. Le film porte donc autant une valeur pédagogique que mémorielle et nous invite à questionner notre conception de l’accompagnement de la vieillesse.
Le film de Sarah Friedland en choisissant de se concentrer sur le point de vue de Ruth offre un regard essentialisant de la vieillesse et de la maladie. On se sent touchés par la lutte de l’octogénaire mais l’idéalisation de la maison de retraite de luxe aux moyens infinis et aux soignants disponibles pour les résidents 24h/24h nous laissent sceptiques. Si la mise en scène parvient à nous faire sentir le grand isolement des personnes âgées au travers du regard de Ruth, on regrette d’avoir seulement entrevu la personnalité des personnages secondaires qui apportent de la fraîcheur et du dynamisme au récit. De même, la relation de Ruth avec son fils ne tire pas le fil de ce thème touchant et universel jusqu’au bout. Le choix assumé de Sarah Friedland contraint la narration et nous laisse avec un peu sur notre faim.
De son côté, Les Esprits Libres nous laisse le goût doux-amer que l’on a à la fin des vacances et qu’on doit revenir à la réalité du quotidien. Plein de tendresse et de comédie, le film nous a fait la belle promesse de fonder de nouveaux rapports à la maladie, de pouvoir faire famille ou encore de parvenir à rire face à un drame universel. Mais comme Didier le souligne avec innocence, la réalité du système veut que cette expérience demeure rare et à la fin, il faut partir : « Si on veut rester, alors pourquoi on reste pas ? ». Aussi, les dialogues entre les soignants et les comédiens rappellent bien que leur expérience est exceptionnelle et n’hésitent pas à questionner le système des EPHAD ne permettant pas de créer des liens aussi forts et aussi indispensables avec les patients. Ce qu’il nous reste de ces deux films c’est donc une invitation à la réflexion sur une problématique sociétale autant qu’à une introspection sur notre angoisse universelle de la fin de vie.
Alice Dollon
Fiche technique
À feu doux de Sarah Friedland (2024)
Avec Kathleen Chalfant, Carolyn Michelle, Andy McQueen, H. Jon Benjamin… 90 min
Sortie française : 13 août 2025
Distribution : Arizona Distribution
Les Esprits Libres de Bertrand Hagenmüller
Documentaire
1h34
Sortie française : 30 avril 2025
Distribution : Aloest Distribution