Cannes 2025 | La ruée vers l’or, chef d’œuvre du cinéma muet. Avec Chaplin, le silence est d’or !

Cannes 2025 | La ruée vers l’or, chef d’œuvre du cinéma muet. Avec Chaplin, le silence est d’or !

Charlie Chaplin s’installe dans la Sierra Nevada, en Californie, pour raconter l’épopée glacée des chercheurs d’or du Klondike, en Alaska. C’est un chantier titanesque : des campements isolés au Sugar Bowl, un cirque naturel, des skieurs engagés pour tailler des marches dans la glace verticale. Plus de 10 000 £ (800 000 euros actuels environ) rien que pour poser ce décor grandiose pour une scène d’ouverture !

Chaplin ne fait pas les choses à moitié pour peupler son Alaska imaginaire. Il fait venir 2500 figurants, des clochards authentiques de Sacramento payés pour la journée. « On ne pouvait pas imaginer faune plus déguenillée et pittoresque. Ils arrivaient sur le décor improvisé de la piste du Chilkoot par convois spéciaux. Encore mieux : des convois spéciaux de wagons-restaurants les précédaient. On pensait qu’il valait mieux laisser les wagons-restaurants bien en évidence sous les yeux des vagabonds » écrit Jim Tilly, son attaché de presse, et mythique écrivain-clochard de l’Amérique de l’entre deux-guerres.

Armés de baluchons, ils gravirent héroïquement le « col du Chilkoot » reconstitué. Cette porte d’entrée vers les mines d’or du Klondike devient un chemin long de 700 mètres creusé dans la neige, créant un dénivelé de 300 mètres, le tout à 3000 mètres d’altitude.  Pour atteindre ce site, une piste a dû être ouverte entre grands arbres et et profondes épaisseurs de neige, sur une distance de 15 kilomètres, le tout depuis la voie de chemin de fer. Sous l’œil vigilant de Charlot, omniprésent et chef d’orchestre du chaos, une véritable épopée humaine se contruit, sans un seul accident, et devient l’une des plus impressionnantes de l’histoire du cinéma.

Dansons, chantons

Ainsi naît la folie de La ruée vers l’or, film sorti il y a cent ans, et qui fait l’ouverture de Cannes Classics 2025, en version restaurée 4K. Un film particulier dans la filmographique de Chaplin. D’abord, il s’agit de son plus grand succès et de son chef d’œuvre parmi ses films muets. Ensuite, il a confessé qu’il aimerait qu’on se souvienne de lui pour ce film, parmi tous les autres.

Film muet? Pourtant, la musique a eu une grande histoire pour ce film. Pour Chaplin, un film muet ne devait jamais être muet : dans les grandes salles, des orchestres entiers accompagnaient les images, et même dans les plus modestes cinémas, un piano solitaire animait l’écran. Passionné de musique depuis ses jeunes années sur les scènes anglaises, Chaplin improvisait au violon, au violoncelle et au piano, sans savoir lire une seule note, mais avec une oreille infaillible.

À la première de La Ruée vers l’or en 1925, l’orchestre du Grauman’s Egyptian Theatre joua une partition compilée par Carli D. Elinor. Chaplin composa lui-même deux chansons (“Sing a Song” et “With You Dear in Bombay”), qu’il enregistra pour être vendues sur disques dans les cinémas. À chaque nouvelle sortie — aux États-Unis, puis en Angleterre — de nouvelles partitions furent créées, mêlant airs populaires et classiques. Puis, en 1942, Chaplin recomposa toute la bande-son pour la version parlante, avec Max Terr à la direction musicale, offrant au film une seconde jeunesse… et une nomination aux Oscars.

Et puis il y a cette scène de la Danse des petits pains. Mythique. L’une des séquences les plus cultes du cinéma au point de devenir, avec l’épilogue de The Kid et la scène du globe dans Le dictateur, l’un des marqueurs de l’univers de Charlot. En 1950, l’une des petite-filles de Chaplin, bouleversée de découvrir que Charlot et son grand-père ne faisaient qu’un, le vit recréer devant elle la célèbre danse. Inspirée d’un opéra d’Antonio Smareglia (Oceàna, 1902) et reprise plus tard dans Chaplin de Richard Attenborough par Robert Downey Jr et dans Benny & Joon de Jeremiah S. Chechik par Johnny Depp, cette scène a pourtant un ancêtre : une brève danse similaire exécutée en 1917 par Fatty Arbuckle dans The Rough House (Fatty chez lui) de Buster Keaton et Roscoe Arbuckle, où celui-ci, surnommé « Fatty », plante deux fourchettes dans deux petits pains et mime une danse.

Les géants du muet

La scène des petits pains était si populaire que les projectionnistes n’hésitaient pas à arrêter le film pour la projeter une seconde fois.

Car La Ruée vers l’or, c’est avant tout un immense succès en salles, le cinquième plus gros box office du cinéma muet aux USA, après Naissance d’une nation (1915), La grande parade (1925), Ben-Hur (1925), and À travers l’orage (1920). Avec un budget de 925 000 dollars et 4,25 millions de dollars de recettes (environ 74 millions de dollars actuels), le film de 96 minutes (contre 72 dans sa version sonore en 1942) s’avère très profitable, aussi bien pour le studio United Artists que pour Chaplin, réalisateur, producteur et scénariste, qui empoche 2 millions de dollars de profits.

Près d’un an et demi de production n’aura pas été vain. Le cinéma connaît un âge d’or cette année là avec les sorties de Les fiancées en folie et Go West de Buster Keaton, Le fantôme de l’opéra de Rupert Julian, La rue sans joie de Georg Wilhelm Pabst, La veuve joyeuse et Rapaces d’Erich von Stroheim, Madame Sans-gêne de Leonce Perret, La Grande parade de King Vidor, The Freshman avec Harold Lloyd, Ben Hur de Fred Niblo et surtout Le cuirassé Potemkine de Sergeuï Eisenstein.

Le cuirassé et La ruée. En 1958, un jury de l’exposition universelle de Bruxelles a déclaré La Ruée vers l’or deuxième meilleur film de tous les temps, derrière Le Cuirassé Potemkine. La bataille est engagée. En 2008, les Cahiers du cinéma ont placé plusieurs Chaplin dans la liste des 100 plus grands films de l’histoire : Les lumières de la ville (17e), Le dictateur (24e), Monsieur Verdoux (63e), Les temps modernes (74e), La ruée vers l’or (97e). Mais point d’Eisenstein. Oops. La revue britannique Sight & Sound, dans son classement des 100 plus grands films de 2012 a placé La ruée vers l’or 91e, derrière Les temps modernes (22e) du même Chaplin, mais aussi derrière Le cuirassé Potemkine (75e).

Peu importe les positions. De tous ses films muets, La ruée vers l’or est considéré comme le meilleur Chaplin et l’un des monuments du cinéma muet dans l’histoire du 7e art, au point de cotoyer les plus grands chefs d’œuvre, toutes nationalités confondues. Charlot affirmera même sa préférence en espérant qu’on se souvienne de lui avec ce film, et pas un autre.

Un tournage monumental

Chaplin n’avait d’ailleurs pas lésiné sur les moyens. Pour une fois, le tournage a commencé avec un scénario entièrement rédigé. Généralement, ses comédies ne bénéficiaient que de pitchs ou de synopsis dont le récit se construisait au fil du tournage. Ensuite, en un an et demi de prises de vue, avec quelques interruptions, Chaplin a réalisé près de sept kilomètres de pellicule (le nombre de prises pouvait être énorme tant le cinéaste était perfectionniste), soit six heures trente de film environ.

« J’ai fait ce que je voulais avec ce film. Si les gens ne l’aiment pas, voyez-vous, je n’ai rien à dire… Au-delà des vêtements rigolos, de la moustache et des grands pieds, je voulais créer quelque chose qui émouvrait les gens. Je recherchais l’atmosphère d’Alaska, avec une histoire d’amour douce, poétique et pourtant comique. Lorsque j’ai commencé ce film, j’ai travaillé dur pour conserver l’idée originale. C’est là que beaucoup d’entre nous se trompent. On se vend une idée et on la laisse ensuite sans suite, ce qui fait qu’au final, on n’a que du bric-à-brac… Je voulais que le public pleure et rit. Quelle que soit l’opinion du public sur ce projet, j’ai en tout cas réussi à m’accrocher à mon idée originale » a expliqué Chaplin au New York Times.

Il faut dire qu’il ne manquait pas d’idées pour divertir le spectateur. Ainsi cette autre séquence culte où l’on mange des chaussures en cuir (mais dans la réalité en réglisse), tel un steak trop cuit, qu’on arrose de bouillon. Même les clous de la semelles sont rongés comme des os. Si la scène est comique en soi, elle traduit pourtant une situation beaucoup plus dramatique : la précarité des chercheurs d’or, et la faim qui les tenaille dans ce grand nord. Le film se déroule en terrain très hostile. D’abord à cause du climat (les tempêtes de neige, le froid), mais aussi la violence des hommes (rivalités masculines, meurtres) et la solitude (pregnante).

Mélange des genres

Ainsi le film alterne comédie (burlesque), romantisme et tendresse, drames et thriller, sans oublier quelques plans purement poétiques. Chaplin enchaîne les chapitres à raison de dix ou onze minutes environ pour chacun. Comme une succession de courts qui se suffisent à eux-mêmes. Tout est minuitieusement chorégraphié dans des plans fixes. Chaque décor a son utilité narrative et chaque personnage son rôle précis pour créer la tension nécessaire. Charlot est quasiment de chaque plan, mais il est rarement seul. Duo, trio, animaux : il a besoin d’un partenaire pour que ses scénettes aboutissent à leur fin. Mais si les menaces sont constantes et parfois absurdes ou périlleuses, chaque chapitre s’achève en un heureux dénouement.

On a déjà évoqué la fameuse danse des petits pains (en oubliant qu’il s’agit d’un moment joyeux mais malheureusement rêvé lors d’une soirée très solitaire), ainsi que le repas avec la chaussures en cuir. Et on pourrait parler de la danse avec Georgia (Georgia Hale) et un chien (à cause d’une ceinture improvisée), de Charlot transformé en poulet à cause de l’hallucination d’un homme affamé, ou les multiples petits gags qui ponctuent le film. Souvent il installe la cause de celui-ci en début de séquence pour en montrer les effets caustiques au moment où on s’y attend le moins (comme cet allumage banal de l’ampe à pétrole qui provoquera in fine un petit incendie).

Cependant, c’est bien le chalet au bord du précipice qui reste la troisième scène la plus marquante du film. La plus spectaculaire a priori, mais surtout la plus maîtrisée. En étant placée à moitié dans le vide, elle mélange le comique de situation (avec cet effet balançoire) et l’enjeu dramatique (la chute mortelle). En usant d’un décor mobile, d’effets spéciaux mécaniques, d’une science du découpage, il créé un monument de l’absurde digne des cartoons de l’âge d’or.

Un chien dans un jeu de quilles

En faisant du décor un personnage, en laissant place aux corps en mouvement et en priorisant les interactions humaines, La Ruée vers l’or condense dans ses cadres fixes, notamment grâce à une profondeur de champs bien étudiée, toute l’inventivité et l’émotion chaplinesque. L’espace est parfaitement maîtrisé et parfois plusieurs actions se superposent simultanément. Il y a même cette ellipse onirique presque invisible quand Charlot rêve d’un nouvel an en bonne compagnie… De la même manière, si l’extérieur paraît glacial et peu bienveillant, les sourires, les regards et les sentiments sont souvent chaleureux. C’est aussi là que réside tout le génie du Charlot. Un vagabond un peu frêle, pas vraiment beau gosse, inadapté à son environnement (géographique comme sociologique) lâché en pleine nature. Le contraste est aussi saisissant qu’hilarant. Un romantique mélancolique dans un monde de brutes épaisses et de jolies femmes convoitées (et qui savent dire non aux dragueurs lourdeaux). Dès les premiers pas de Charlot, avec sa canne, sur un sentier enneigé à flanc de montagne, avec un ours dans les parages, on se dit qu’il n’a aucune chance de survivre. Ce sentiment est continuel tout au long du récit : que ce soit avec des chercheurs d’or sans foi ni loi, des femmes trop belles pour lui, ou une météo cruellement aveugle.

Voilà donc un des premiers longs métrages d’aventures, où l’image, le montage et les acteurs suffisent à créer l’action. D’ailleurs, un conseil : évitez-vous la version « sonore ». La musique, à la rigueur, n’est pas une mauvause accompagnatrice. Mais la voix off qui raconte l’histoire ou énonce les dialogues / pensées des protagonistes enlèvent de la magie au film de Chaplin. En cela, le jeu est sans doute théâtral, mais la caméra le transforme en un « je » très expressif. L’exagération des gestes est atténuée par la subtilité des regards, le calcul des postures, et les instants d’hésitation ou les idées fulgurentes de chacun.

La chaleur humaine

Tout va crescendo pour que le spectateur puisse être captif : le suspense, la surprise, le soulagement, et au milieu le rire et la peur, avec un rythme accéléré, ou l’émotion, en ralentissant le tempo. De loin son œuvre la plus ambitieuse à l’époque, La ruée vers l’or est, comme souvent chez Chaplin, un film à dimension sociale. La pauvreté, la famine, l’isolement, le manque d’amour, les désillusions constituent la colonne vertébrale d’une communauté cherchant fortune, et prête à tous les sacrifices pour cela. Ironiquement, s’il y en a bien un qui ne cherche pas vraiment de pépites, c’est Charlot, bien plus intéressé par la conquête du cœur de Georgia.

On retrouve ainsi la filiation avec The Kid (1921), mais ici, il rend son cinéma plus visuel, plus audacieux même, sans perdre de vue l’humanité de son propos, ni renier l’humour visuel de l’époque. Après La ruée vers l’or, Chaplin va prendre plus de temps pour ses films. Il réalise Le cirque trois ans plus tard, et malgré l’arrivée du sonore entre temps, sort Les lumières de la ville en 1931, sans dialogues mais avec de la musique. La mise en scène de Chaplin évolue vers quelque chose de plus mélodique, plus complexe, plus élégante. Il y a une vraie rupture, qui s’accenture avec les films suivants, plus proches de la parabole et de la fable, plus volontiers dénonciateurs et assurément plus stylisés et plus mobiles.

La roue de la fortune

On peut donc dire que La Ruée vers l’or est avant tout l’achèvement flamboyant de la première période de Charlot (apparu en 1914), avant que Chaplin ne s’oriente vers un cinéma de plus en plus ample (et long). Son génie a fortement influencé d’autres cinéastes. Que ce soit les gags narratifs, de ceux qui racontent une histoire et s’inscrivent dans le récit et qui ont inspiré Tati, Allen, Lewis, Suleiman ou Étaix. Werner Herzog a rendu hommage à Chaplin en mangeant une chaussure (Werner Herzog Eats His Shoe, 1980). Ou l’image du héros solitaire, poétique et antilibéral, ces marginaux attachants qu’on relie volontiers au cinéma de Keaton, mais qui sont aussi présents dans des blockbusters comme Forrest Gump, Wall-E ou La vie est belle. Et en fil conducteur de toute cette filmographie éclectique, il y a finalement l’humour dans l’adversité, le comique dans le tragique.

La ruée vers l’or est assurément la quintessance de ce cinéma. Un film pionnier sur des pionniers. Mais c’est avant tout une belle histoire d’amour et d’amitié entre délaissés plein d’espérances, qui finiront, tels des transfuges de classes, par s’inviter en première classe (le plan final montre ainsi le couple d’amoureux grimper les escaliers vers le ponto réservé à l’élite). La roue tourne et Charlot en haut de forme reste finalement Charlot. Même sensible, il affronte les plus forts, même riche, il préfère être habillé comme un pouilleux (il ne faut jamais se fier aux apparences). Chez lui c’est toujours le cœur qui prime sur l’or.