Présenté en ouverture de la Quinzaine des Cinéastes, Enzo signe le retour de la collaboration toujours très attendue de Laurent Cantet – dont c’est le dernier film – et Robin Campillo, qui l’a réalisé après la mort de son complice en avril 2024.

Sur les hauteurs de La Ciotat, Enzo, 16 ans, a tout pour vivre une adolescence heureuse. Un père doctorant et une mère ingénieure ont de grands rêves pour lui mais contre toute attente, il décide d’entamer une formation de maçonnerie. Et tandis que les tensions au domicile familial s’accroissent, c’est sur le chantier, aux côtés de Vlad, un Ukrainien au charme fou, qu’il semble s’épanouir et sortir de sa coquille. Mais le lien qui lie les deux jeunes hommes est rapidement confronté à la réalité de leurs deux mondes…
Après L’Emploi du temps, Vers le sud, Entre les murs et L’Atelier, Laurent Cantet et Robin Campillo se retrouvent par-delà la mort puisque le second est venu à la rescousse pour réaliser le film du premier, déjà en pré-production lorsqu’il nous a quittés des suites d’un cancer. Voilà sans doute pourquoi, au fil des plans, le cinéma des deux hommes semble se répondre. Sur le papier, les choses sont pourtant simples : Enzo est issu d’une famille bourgeoise pour qui Parcoursup et la prépa littéraire sont à privilégier – c’est d’ailleurs ce que fait son grand frère Victor avec brio. Déscolarisé, car pas vraiment fait pour le système scolaire traditionnel, l’adolescent tente comme il peut de de trouver sa place dans un milieu qui, il le sent bien, est celui des privilégiés. Alors quand face à lui se trouve Vlad, le déconneur mais dragueur sensible de service, le cœur d’Enzo semble enfin véritablement battre.
C’est véritablement de cela qu’il s’agit ici : d’un adolescent qui se sent différent – il dessine, n’a pas le goût d’apprendre, cherche à faire un métier utile – mais ne sait pas encore expliquer pourquoi. Sa solitude, véritable source de son mal-être, et le repli sur lui-même sont alors amplifiés et presque sublimés par Robin Campillo qui se sert des paysages idylliques de La Ciotat, de ses cigales à ses falaises, pour montrer tout le paradoxe entre ceux qui ont la possibilité de rêver grand et ceux qui aimeraient pouvoir vivre ce rêve. Et à ce petit jeu-là, le personnage du contremaître d’Enzo, Corelli (Philipe Petit), est d’ailleurs fabuleux : d’abord agacé par son apprenti, il se radoucit aussitôt qu’il comprend que ses parents lui offrent un cadre de vie presque luxueux. Ce regard change parce qu’il y a un fossé social, parce qu’Enzo vit dans une famille bourgeoise et respectable. Nul ne doute que s’il était issu d’une famille plus modeste, il aurait été viré sur le champ.
« De quoi t’as peur ? »
Et cela se reproduit plus tard avec Vlad, immigré ukrainien, qui accepte difficilement qu’un gamin lui fasse la morale sur la nécessité d’aller se battre pour son pays quand celui-ci a la chance d’avoir un père qui ramasse ses vêtements pour les mettre dans la machine à laver. Enzo se verrait bien combattre sur le front, pour donner un peu de sens à sa vie, mais à condition d’avoir Vlad, bel homme séduisant (et velu) pour le protéger…
Direct et pertinent au niveau des répliques dans son approche du corps et du sexe (merci d’ailleurs à Elodie Bouchez d’incarner si naturellement une mère de son temps, avec la juste empathie nécessaire pour ce rôle), Enzo présente à l’image la découverte de son homosexualité (ou de sa bisexualité, rien n’est fixé) comme un rite de passage presque tout ce qu’il y a de plus banal. « Le fait que ça ne soit pas arrivé, c’est ce qui te rend triste? » A la différence près que, comme souvent, cette découverte est assimilée à un secret et produit des mensonges. Secret qui ne peut être dévoilé, au grand désarroi de ce père aimant, mais parfois un peu brusque, campé par un Pierfrancesco Favino merveilleux en homme lucide et impuissant. Le couple de parents, complémentaires et unis, est de loin l’aspect le mieux écrit dans ce récit d’apprentissage, notamment parce qu’il ne répond pas au stéréotype habituel créant souvent des conflits archaïques.

Car ce patriarche moderne, Paolo, vient rappeler au spectateur que si c’est du cinéma que l’on regarde, l’éveil (homo)sexuel est bien une réalité. De son envie de protéger cet enfant qu’il sent lui échapper à son désir de le voir s’épanouir auprès d’un garçon qui pourrait être un simple pote ou collègue de travail, Paolo est dans le contrôle. Un contrôle du corps et des ambitions qui en fait malgré lui un contre-modèle viriliste. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant qu’Enzo s’intéresse rapidement à la guerre en Ukraine, symbole du corps des hommes mis au service d’un noble cause, lui qui tend à créer quelque chose de solide, qui traverse le temps. Pas plus étonnant qu’il soit troublé quand Vlad lui boutonne une chemise. Pas surprenant non plus qu’on découvre ses dessins de statues ou de modèles masculins sur les murs de sa chambre.
Alors Robin Campillo semble presque s’amuser de cette vision de la masculinité grâce à des gros plans sur les visages et les mains qui se touchent de d’Enzo et Vlad, interprétés par deux comédiens non professionnels, respectivement Eloy Pohu et Maksym Slivinskyi, qui brillent d’un beau soleil intérieur.
« Il te baise… ? »
Ensemble, ils forment un duo atypique, sorte de tandem de faux frères entre lesquels tout peut déraper à tout moment. Ça se manifeste par une phrase de Vlad, alors qu’Enzo, adolescent dont le corps change grâce au sport et au travail, lui caresse le torse en pleine nuit : « On arrête là. » Particulièrement délicat mais honnête, Enzo réussit l’exploit de ne pas présenter les premiers émois de son protagoniste comme quelque chose de glauque ou de brutal.
Les mecs au travail se montrent parfois des photos mais Laurent Cantet nous épargne la violence de la pornographie, des réseaux sociaux ou du « groupe » pour ne garder que l’essentiel, la sensualité. Là où Cantet aimait les plans séquences, les cadrages de groupe, ou les mouvements de caméra, Campillo choisit plutôt le champ-contrechamp, l’image fixe où les mouvements suffisent à la remplir, la mise en scène des corps, des gestes, des regards pour capter l’indicible ou l’imprévisible.

Voilà sans doute pourquoi Robin Campillo ne dévoile de près que les corps d’Enzo et Vlad, énième signe d’une approche poétique et réfléchie d’un sujet traité à de multiples reprises au cinéma. Il y a une réelle pudeur, qui freine sans doute le récit dans son aspiration passionnelle. C’est d’autant plus flagrant que Campillo avait réussi l’alliage entre la pulsion et l’interdit dans Eastern Boys. Là, il se l’interdit, sans doute parce qu’il a cherché à rester fidèle à l’intention de Cantet : un film sur les différences sociales, sur la place qu’un jeune cherche dans ce monde brutal et inégalitaire. Une forme de fatalité qui fait qu’on ne prête qu’aux riches et que les deux mondes – le bourgeois et le prolétaires- sont presque irréconciliables aujourd’hui.
Cependant, jamais cynique ou ne tombant pas dans la romance facile, Enzo nous rappelle qu’aimer c’est se mettre en danger. Vivre c’est accepté de surmonter ses peurs. Et qu’il n’y a rien de plus dangereux ou de risqué que d’apprendre à s’aimer soi-même.
Enzo
Cannes 2025. Quinzaine des cinéastes.
Durée : 1h42
En salles le 18 juin 2025.
Réalisation : Robin Campillo
Scénario : Robin Campillo, Laurent Cantet
Image : Jeanne Lapoirie
Distribution : Advitam
Avec Eloy Pohu, Pierfrancesco Favino, Élodie Bouchez, Maksym Slivinskyi et
Nathan Japy