Cannes 2025 | Alpha de Julia Ducournau : ceci est leurs corps

Cannes 2025 | Alpha de Julia Ducournau : ceci est leurs corps

Après Titane et sa palme d’or en 2021, on s’attendait à ce que Julia Ducournau revienne au cinéma avec une explosion d’effets et de mise en scène, au service d’une histoire forcément monumentale : c’est presque l’inverse qui se produit. Alpha est une chronique intime, prise dans le chaos d’un traumatisme collectif trop longtemps impensé. Un film en forme de fable qui travaille moins le sens que la sensorialité, qui repose moins sur son scénario que sur son désir de mise en scène, qui cherche moins à produire qu’à expérimenter

L’argument est simple : Alpha, 13 ans, a-t-elle attrapé le virus mortel qui terrorise la population, transformant ceux qui en sont atteints en gisants de pierre ? Alors qu’elle et sa mère attendent le résultat des analyses, son oncle toxicomane, dont elle ignorait l’existence, réapparaît, et s’installe chez elles. Son quotidien bascule alors dans une sorte d’irréalité ténue, un dérèglement insidieux du monde, un temps d’attente suspendu qui convoque des souvenirs enfouis.

Ce jeu d’écho avec le passé, pris en charge à bras le corps par le montage, rend les situations et les temporalités poreuses. En surface, tout est un peu flou, brouillé. Peu de choses permettent de distinguer le passé du présent – la réalité du rêve. Cette résurgence du passé contamine jusqu’aux esprits et aux comportements, et, petit à petit, la jeune Alpha développe une connexion inexpliquée avec son oncle. Il se crée entre eux une symétrie, une synchronisation qu’observe avec inquiétude la mère d’Alpha.

Convoquer les fantômes

C’est ainsi, par le biais de la tragédie personnelle amenée à se répéter sans fin, que Julia Ducournau aborde (sans jamais la nommer) l’épidémie de sida. Par la métaphore visuelle du gisant, elle évite la reconstitution frontale, fait un pas de côté, et dit quelque chose de ces êtres saisis dans leur élan, de ces corps brisés, de ces vies gaspillées par manque de connaissance, de soin, d’empathie. 

La paranoïa générale qui frappe les camarades de classe d’Alpha, terrorisé à l’idée d’être contaminés, est elle-aussi symbolique (créant un climat anxiogène autour du personnage, et l’isolant dans sa propre peur, sa propre incompréhension), mais également historique, puisque les malades du sida ont longtemps été traités comme des pestiférés – en cela, le film vient d’ailleurs s’entrechoquer avec celui de Diego Cespedes, La misteriosa mirada del flamingo, dans lequel une petite communauté queer est mise au ban de la société à cause du HIV, justement surnommé « la peste ».  Elle pose aussi des questions fondamentales sur la manière dont nous réagissons, en tant que société, face à une telle situation ? Nous serrons-nous les coudes dans l’adversité, par pure empathie ? Ou nous voilons-nous la face en rejetant la faute sur ceux-là même qui sont les victimes ? 

Mais évidemment, Julia Ducournau ne propose ni un film à thèse, ni un documentaire. Ici, le quotidien le dispute au banal, et le récit peut paraître bien mince, presque expéditif. C’est par un autre vecteur que la cinéaste fait passer propos comme émotion. Fidèle à son habitude, elle recourt au fantastique pour traiter les thèmes qui l’habitent, et plus spécifiquement, elle utilise le motif du fantôme pour évoquer à la fois le deuil et la culpabilité, la mémoire vive des disparus, et le risque – lorsque rien n’est fait – de la transmission des traumas de génération en génération.

Sonder les chairs

Bien sûr, elle pousse également certains curseurs à l’extrême (notamment dans son utilisation brutale de la musique, qui, par moments, déborde et recouvre tout ce qui se passe à l’écran, laissant le spectateur exsangue), et livre pourtant un film ténu qui joue dans la demi-teinte. Alpha ne cherche pas à être spectaculaire au sens où l’était Titane. Comme si la cinéaste abandonnait les aspects les plus chocs de son cinéma pour aller vers une proposition presque dépouillée qui lui laisse le champ libre pour expérimenter sur la forme, les enchaînements, les effets de montage. 

Toujours fascinée par la dimension corporelle de l’être humain, elle sonde les chairs (aussi bien avec des objets pointus qu’avec sa caméra), expose leur fragilité, magnifie ses sécrétions, et apaise ses blessures. D’un sillage de bleus sur la peau, elle fait une constellation. D’une plaie ouverte, un paysage. D’une douleur inconsolable, le pouvoir magique de réinventer le passé et l’avenir.

Le cinéma français a incontestablement besoin des propositions formelles de Julia Ducournau. Même si ces dernières sont imparfaites, parfois brouillons, parfois en deça de leur ambition, elle témoigne d’une telle sincérité dans leur désir d’essayer, de tester, de s’aventurer hors de sa propre zone de confort, qu’on a envie de la voir continuer, encore et encore, à tenter de transcrire sur grand écran les mondes qu’elle a dans la tête.

Fiche technique
Alpha de Julia Ducournau (2025)
Avec Tahar Rahim, Golshifteh Farahani, Mélissa Boro...
Distribution : Diaphana
Sortie française : 20 août 2025