
Le nouveau film de Nadav Lapid navigue en terrain miné : écrit, réalisé, puis présenté à Cannes alors que l’État d’Israélien poursuit une politique de destruction systématique et de génocide à Gaza (il se murmure même que c’est en raison de ce contexte géo-politique “compliqué” que le film est présenté à la Quinzaine des Cinéastes, la seule section cannoise ayant eu le courage de lui faire une place – mais peut-on faire confiance aux bruits de couloirs, fussent-ils cannois ?), il aborde frontalement le déni d’une partie de la population israélienne face aux horreurs commises en son nom. Mieux – ou pire, selon le point de vue que l’on adopte – il ridiculise une partie de l’élite au pouvoir et crucifie tout azimut la veulerie, la lâcheté et la bêtise qui les animent.
Très bien mais – au-delà de toute considération idéologique – cela fait-il un film ? La réponse est indéniablement oui, justement parce que Nadav Lapid fait avant tout du cinéma. Du cinéma tenant un propos et poursuivant un but, certes, mais jamais l’inverse. Il ne tombe ainsi pas dans la facilité du film à thèse, les bons d’un côté, les mauvais de l’autre, et une morale à l’emporte pièce pour le spectateur. Au contraire, il joue avec les formes du langage cinématographique, expérimente des effets de montage ou de découpage, opte pour une écriture survoltée qui implique d’emblée le spectateur, triture et malaxe la matière filmée, et dynamite à chaque plan la tentation d’un discours tiède ou naïf qui enfoncerait les portes ouvertes. Ce faisant, il prolonge – et intensifie – ses recherches stylistiques au service d’un propos politique global.
Baroque stylisé

Depuis ses débuts au milieu des années 2000, le cinéaste ne ménage en effet pas ses critiques, de plus en plus acérées, à l’égard de la politique menée par son pays. Avec son style inimitable (qui a évolué vers une forme de baroque stylisé parfois à la limite du supportable, et systématiquement du maniérisme), il vomit régulièrement « l’avilissement de l’esprit de la société » et la « marche victorieuse de la vulgarité », à l’image du personnage de son précédent long métrage, Le genou d’Ahed. Son cinéma, au diapason de ses idées, s’emporte esthétiquement comme verbalement, parfois outrageusement frontal, souvent dominé par une colère qui n’est pas feinte.
Cette approche formelle inventive, à l’exubérance assumée, agit toujours en contrepoint du propos porté par les personnages, quand elle ne vient pas souligner l’inanité des situations. Oui s’ouvre par exemple sur une (interminable) séquence de fête débridée, soirée pseudo-décadente durant laquelle une élite fortunée (et passablement décérébrée) vient oublier sa condition mortelle – il y en aura d’autres plus tard dans le récit. Nadav Lapid s’engage totalement dans ces scènes, qu’il filme en immersion, avec une frénésie renforcée par un montage volontairement voyant et des axes de prise de vue qui déforment les visages et les perspectives. Tout n’y est que surenchère, ode boursouflée au mauvais goût et à la vulgarité.
L’irruption de la guerre

C’est ainsi que l’on fait la connaissance des deux protagonistes : Y. et sa compagne Yasmin, qui évoluent dans ce monde sans y appartenir réellement, transfuges de classe qui occupent la fonction de bouffons modernes : amuser les riches et les puissants afin d’être admis à leur table – ou dans leur lit. Les situations sont évidemment forcées (Y. se retrouvant par exemple à mettre en musique un nouvel hymne national, aussi indécent que ridicule) et parfois exagérément littérales, comme lorsque le personnage principal mange dans la main des gens ou lèche les bottes de son “patron”. Une approche potache et provocatrice qui ne surprend guère de la part de Nadav Lapid et qui, si elle est parfois franchement indigeste, s’avère d’une efficacité redoutable pour camper le décor et donner le ton général du film.
Passées ces (longues et parfois fastidieuses) scènes d’exposition, quelque chose vient parasiter l’existence des personnages : la guerre, qui surgit dans leur réalité sous forme de bulletins d’actualité dont le son est systématiquement trop fort. C’est là une belle idée de réalisation, faire ressentir au spectateur à la fois la manière dont le contexte géopolitique est sans cesse évacué ou ignoré, comme mis en sourdine par les réalités concrètes du quotidien, et en même temps omniprésent, parfois si assourdissant qu’il est perçu comme une intrusion physique. Par ce simple jeu sur le son, Lapid induit une réflexion sur le rapport ou la distance (psychologique) que l’on entretient avec une situation insoutenable et décortique la capacité de chacun à faire la sourde oreille. Il fustige de cette façon l’absence d’esprit critique, la lâcheté et la paresse intellectuelle qui alimentent nos mécanismes de défense.
Course à l’abjection

Son personnage principal, pourtant, va se confronter aux réalités concrètes des crimes et des bombardements. C’est la deuxième partie du film, probablement la plus inspirée, qui se déploie sous la forme d’un road trip (forcément halluciné) dans lequel se dissolvent les mensonges pieux et la langue de bois. Les protagonistes endossent ici le cynisme de la propagande, qu’ils connaissent par cœur pour la pratiquer, et assument leur ambivalence. Dans le climax de la séquence, ils s’assomment verbalement avec la liste des horreurs commises contre eux (le 7 octobre) et en leur nom (la répression ayant suivi). Nadav Lapid en revient aux faits bruts, et redonne toute leur force aux mots qui désignent les types d’exactions, et leur réalité concrète. Il s’extrait de tout camp partisan, et vise indifféremment tous ceux qui ne sont pas bouleversés par cette litanie macabre.
Le film, peut-être, aurait pu s’arrêter là, sur cette phrase parfaitement explicite : “Les Israéliens qui se demandent comment ceux qui commettent des horreurs peuvent vivre normalement ont maintenant la réponse.” Mais le cinéaste est du genre à enfoncer les clous. Ce qu’il fait, avec application, dans une dernière partie qui vire au jeu de massacre, et à la course à l’abjection, plaçant chacun devant ses propres responsabilités, à condition d’avoir le courage de faire un choix : collaborer, fuir, résister, ou profiter du système avant qu’il ne s’effondre de lui-même.
Vacuité

On reconnaît l’attitude du cinéaste qui ne cherche à plaire à personne, et se place au-dessus de la mêlée, en enfant prodige mais ingrat du cinéma israélien. Avec lui, personne ne s’en sort indemne, et certainement pas les bonnes consciences occidentales. Car en évitant un récit simpliste, il met au jour la complexité de la situation israélienne et se ménage la possibilité de s’exprimer librement, sans tomber dans un discours convenu ou raisonnable. Il n’est tout simplement plus possible d’être raisonnable quand la vacuité la plus profonde règne en maître sur une société – et sur une civilisation.
Ce serait en effet une erreur de croire que Nadav Lapid se contente de fustiger un pays ou un gouvernement. Le réalisateur pourfend, inlassablement, le système de pensée qui a rendu possible la politique israélienne en Palestine, et renvoie dos à dos tous ceux qui ont un avis sur le sujet sans jamais se remettre eux-mêmes en question, c’est-à-dire à peu près tout le monde.
Fiche technique
Oui de Nadav Lapid (2025)
Cannes 2025 - Quinzaine des Cinéastes
Avec Ariel Bronz, Efrat Dor, Naama Preis, Alexey Serebryakov, Sharon Alexander... 2h30
Distribution : Les films du losange
Sortie française : 17 septembre