En 1951, alors que le cinéma américain répète à l’infini ses recettes gagnantes, le renouveau du 7e art semble venir d’Europe et du Japon. Hollywood commence à s’intéresser à de nouveaux récits : Hitchcock, Wilder, Lean, Manikewicz, Preminger, Kazan triomphent durant ces années là. Le western et le musiscal sont à leur apogée… Depuis dix ans, John Huston s’affirme déjà comme un réalisateur talentueux : Le faucon maltais, son premier film, est un chef d’œuvre du film noir, tout comme Key Largo et Quand la ville dort. Le trésor de la Sierra Madre a démontré qu’il pouvait aussi filmer d’autres histoires, plus épiques.
Mais quand il embarque son équipe, deux stars iconiques et une caméra Technicolor dans les marécages d’Afrique centrale, le pari semble un peu plus risqué. Pourtant The African Queen, film hybride, joyeusement dissonant, oscillant entre comédie romantique, épopée anticoloniale et portrait de deux solitudes en quête de salut, sera un succès. Il se classe dans le Top 10 annuel aux Etats-Unis. En France, il séduit un peu plus d’un million et demi de spectateurs. Au fil des décennies, il est devenu un classique à l’humanité crue, forgé dans la fièvre, l’eau capricieuse et la boue.
Il ressort sur les écrans le 30 juillet 2025 en version restaurée 4K. Splendor films distribue également cet été les ressorties de Moulin Rouge et Plus fort que le diable du même John Huston.
Une genèse en terrain hostile
À l’origine, The African Queen est inspiré d’un roman de C. S. Forester (célèbre pour sa série romanesque est maritime Horatio Hornblower, adapté au cinéma avec Gregory Peck dans le rôle titre). Si le livre est la matière première du film, ce qui intéresse John Huston, ce n’est pas tant l’intrigue — un bateau brinquebalant, deux personnages que tout oppose, une mission suicidaire sur un fleuve d’Afrique orientale — que la possibilité d’une aventure réelle. « J’en avais assez des décors en carton-pâte », dira-t-il plus tard. Il veut le vrai, la chaleur moite, les moustiques, la vase. Un exotisme pas glamour et surtout pas toc.
— Pourquoi êtes-vous si dure, Mademoiselle ? Un homme boit un peu trop de temps en temps, c’est humain, après tout.
— La nature, Monsieur Allnut, c’est précisément ce que nous sommes sur cette Terre pour nous dépasser.
Le tournage, entamé en 1950 en Ouganda, protectorat britannique où se situe l’imposant Lac Victoria, et au Congo belge, tourne rapidement au cauchemar logistique. Tout le monde tombe malade — sauf Huston, 44 ans, et Bogart, 50 ans, qui affirment avoir survécu grâce au whisky. Katharine Hepburn, 47 ans, stoïque mais épuisée, vomit entre les prises. Dans son récit The Making of The African Queen, elle raconte comment elle priait chaque matin pour que le bateau ne coule pas avec l’équipe à bord. Et pourtant, au cœur de ce chaos, le film prend forme — comme s’il tirait sa vitalité de l’inconfort même de sa production.

Tout est chaos
Mais, avant même que les caméras ne commencent à tourner, The African Queen avait déjà suscité quelques remous du côté des censeurs. Ces derniers tiquèrent sur plusieurs éléments du scénario original, à commencer par la cohabitation non maritale des deux protagonistes à bord du bateau — une fidélité jugée trop libre au roman de C. S. Forester. Ce qui est tolérable dans un roman ne l’est plus forcément à l’écran. Tous les cinéastes de l’époque doivent se contorsionner pour éviter les foudres du code Hays (métaphores verbales ou visuelles, doubles sens des dialogues ou des images, etc…). Le script fut amendé : l’ambiguïté de la situation fut atténuée, et la bienséance hollywoodienne préservée. Mais plus personne n’est dupe.
Une autre transformation, plus inattendue, survient au moment du casting. Dans la première version du scénario, le personnage principal, Charlie Allnut, s’exprimait avec un accent cockney épais, censé refléter ses origines populaires britanniques. Mais Humphrey Bogart, engagé pour incarner le personnage, refusa catégoriquement de se risquer à l’exercice. Inutile d’insister : le texte fut réécrit de fond en comble, et Charlie Allnut est finalement canadien. Une pirouette géographique dictée par la diction de sa star. Et, quelque part, ce fut un mal pour un bien, car cela a accentué la différence entre les deux rôles principaux.

Bogart / Hepburn : duel de styles, fusion des âmes
À l’écran, Humphrey Bogart et Katharine Hepburn forment l’un des duos les plus improbables du cinéma américain. Lui, archétype du cynique urbain ; elle, incarnation de l’intellect et de la droiture, déjà oscarisée. Lui séducteur et époux de la jeune Lauren Bacall ; elle indissociable du vieux Spencer Tracy avec qui elle partage tout, hors mariage. Deux scandaleux, deux rebelles à leur manière. Et pourtant, dans les premiers plans, tout semble les séparer : son rire rauque contre sa diction anglaise, ses gestes gauches contre sa posture rigide.
– Une chose que je déteste par-dessus tout dans ce monde : les sangsues. De sales petites saletés.
Mais c’est précisément de ce déséquilibre que naît la magie, comme souvent dans ce genre de films d’aventures (À la poursuite du diamant vert, pour n’en citer qu’un). Rose Sayer, missionnaire célibataire et méthodiste convaincue, voit dans Charlie Allnut, mécanicien canadien porté sur la bouteille, un outil de sa revanche morale. Il la raille, elle le sermonne. Puis quelque chose bascule : un regard, une complicité naissante, la peur partagée. Bogart, dans une composition tout en retenue, révèle une tendresse inattendue. Hepburn, derrière sa carapace victorienne, laisse filtrer l’émotion. Le couple se construit lentement, sans emphase, dans la fatigue, l’humidité, les silences. À travers l’épreuve. L’expérience et la foi, l’humanité et le respect vont les unir progressivement. L’homme est vulnérable et se laisser emporter par ses sentiments. La femme est courageuse, audacieuse même, et n’hésite pas à affronter les éléments contraires.

La performance de Bogart — qui lui vaudra son unique Oscar — rompt avec l’image du héros noir : ici, il est petit, 1m73 après tout, peureux, crasseux, mais profondément humain. Comme le note American Cinematographer, c’est « un homme qui se redresse à mesure que le bateau avance, à la fois physiquement et moralement ». Hepburn, elle, joue sa Rose comme une Jeanne d’Arc tropicale, brûlante de foi, mais toujours drôle — même dans la rigidité. La grande Katharine incarne à la perfection cette femme roseau : elle peut plier mais ne rompt jamais.
Une jungle organique
The African Queen doit beaucoup à l’apport décisif du directeur photo Jack Cardiff. Lui aussi ne lâche jamais. Chef op de Michael Powell et d’Alfred Hitchcock, futur réalisateur (Amants et fils), Cardiff applique ici les leçons du Narcisse noir (qui lui a valu un Oscar) au monde sauvage : la lumière est naturelle mais stylisée, les couleurs chaudes, saturées, presque picturales. Le Technicolor rend le fleuve vivant : ses remous sont des menaces, ses berges des pièges. Chaque plan respire la moiteur, la tension et la vie.
Cardiff raconte dans ses mémoires (Magic Hour, 1996, préfacé par Martin Scorsese) les bricolages incessants pour compenser l’absence de lumière artificielle : réflecteurs improvisés, filtres faits maison, prises multiples pour capter le bon contre-jour. Ce qui frappe, c’est le réalisme sans ostentation : ici, la nature ne joue pas le décor exotique, elle est une force active, parfois hostile, souvent indifférente. Cependant, rappelons que pour limiter les risques, une partie du tournage a eu lieu en Angleterre.

Satire et allégorie
Sous ses dehors de film d’aventure, The African Queen cache surtout une réflexion politique assez subtile. Le récit se déroule en 1914, mais Huston tourne en 1950, dans un monde post-colonial en gestation. Le Sri Lanka, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines ont rompu les amarres avec leurs tutelles européennes. Les pays africains vont suivre dans les années qui viennent. Le réalisateur n’est pas dupe : la jungle n’est pas là pour être conquise. Chez lui, la nature est toujours la plus forte. Le couple d’Anglo-Saxons qui cherche à couler un navire allemand agit dans l’absurde — ils ne sauveront ni l’Empire, ni l’Afrique. Et c’est tant mieux.
– Je n’aurais jamais imaginé qu’une simple expérience physique puisse être aussi… stimulante !
Le sabotage final — exploser le « Louisa » en attachant des explosifs à leur barque — relève de la fable. La réussite, inattendue, devient un pied de nez au rationalisme militaire et aux conquêtes impérialistes. Huston célèbre ici l’individu, l’improvisation, le chaos fertile. Comme l’é écrit le critique Dave Kehr, « The African Queen transforme la jungle en théâtre moral et le bateau en confessionnal flottant ».

État de grâce
Dans la carrière de Huston, le film marque une parenthèse lumineuse. Connu pour son goût des antihéros et des échecs tragiques, il livre ici une histoire d’amour bizarrement optimiste, ce qui est rare dans son œuvre. Certes, le chemin est semé d’embûches, et le bateau faillit sombrer à chaque méandre. Mais à la fin, Charlie et Rose sont sauvés, mariés, vivants.
C’est peut-être cela, la plus grande audace du film : croire, au terme d’une traversée improbable, qu’une certaine forme de bonheur est possible. Pas le bonheur flamboyant des contes, mais celui, modeste et précieux, des survivants. Six ans après la fin de la seconde guerre mondiale, ce n’est pas anodin comme message. Huston, qui n’aimait rien tant que filmer les corps fatigués, offre ici une conclusion pleine de tendresse : deux êtres cabossés par la vie, unis par le fleuve, regardant dans la même direction.

Plus de 70 ans après sa sortie, The African Queen conserve son étrangeté : ni tout à fait hollywoodien, ni vraiment anticolonial, ni comédie romantique, ni drame de guerre, ni film d’aventure spectaculaire, ni drame intimiste poisseux. C’est un film iconoclaste autour de deux icônes du grand écran. Une œuvre inclassable — et c’est là sa force. Il s’autorise les ruptures de ton, les faiblesses humaines, les ratés glorieux. Il préfère les radeaux aux cuirassés, les ivrognes aux héros, les vieux amants aux jeunes premiers. Et c’est ce qui le rend si touchant et si inspirant.
Dans un cinéma d’aujourd’hui souvent formaté, cette aventure bancale mais sincère résonne plus que jamais. Elle nous rappelle que parfois, il suffit d’un bateau troué, d’un couple désaccordé et d’un peu de courage pour faire le tour du monde — ou, du moins, voguer en paix sur son propre fleuve intérieur.
The African Queen (1951)
1h46
Distribution ressortie : Splendor films
Avec Humphrey Bogart, Katharine Hepburn, Robert Morley, Peter Bull
Réalisateur : John Huston
Scénariste : James Agee, John Huston et Peter Viertel, d'après le roman éponyme de C.S. Forrester
Image : Jack Cardiff
Musique : Allan Gray