Cartoon Forum 2025 : l’humour comme arme de résistance

Cartoon Forum 2025 : l’humour comme arme de résistance

Les éditions du Cartoon Forum se suivent et ne se ressemblent pas franchement. Le fameux forum de coproduction européenne consacré aux séries télévisées animées, qui fêtait l’an dernier son 35e anniversaire, s’est tenu du 15 au 18 septembre dernier à Toulouse, dans une ambiance décontractée, mais attentive, alors même que le secteur de l’animation ne cesse de traverser des turbulences – on venait par exemple tout juste d’apprendre la décision du tribunal de commerce d’opter pour une vente aux enchères publiques du catalogue de Cyber Group Studios (mis en redressement judiciaire fin 2024).

Le fameux « âge d’or » de l’animation française paraît par ailleurs désormais loin : l’étude annuelle conjointe du CNC et d’Unifrance sur l’exportation des programmes audiovisuels français, publiée début septembre, confirmait le recul des ventes à l’international pour la 5e année consécutive, atteignant leur plus bas niveau depuis 2014. Au niveau des exportations, l’animation représentait seulement 22% des ventes totales en 2024, en deuxième position derrière la fiction en prise de vues continue.

Pré-School et formats courts

Sans surprise, les professionnels présents à Toulouse s’interrogeaient à nouveau sur la position des plate-formes vis-à-vis du secteur, tant il semble acté que les principaux diffuseurs privilégient les franchises les plus identifiées, quand ils ne se dirigent pas vers des contenus plus généralistes – le sport en tête. Le planning du Cartoon, lui, ne pouvait cacher un évident retournement de tendance : le retour en force des projets Pré-School, destinés comme le nom l’indique aux plus petits, dès 2 ans. Exit donc les séries feuilletonnantes destinées en priorité à un public adolescent ou adulte dont nous vantions le retour en grâce l’an passé, au profit de petits animaux mignons et autres histoires douces et gentilles pour les bambins.

Malgré tout, les formats souvent très courts, aux épisodes indépendants les uns des autres, destinés aux adultes et jeunes adultes, dans la lignée de Culottées, Samuel ou encore Les Groos, pitché l’an dernier, ont encore le vent en poupe. On verra ainsi sur Arte Les Mémés de Sylvain Frécon adapté par le cinéaste Julien David (Buddy Joe, Chicken of the dead, Seniors 3000…) en 30 épisodes de 2 minutes 15 et produit par Caïmans Productions, avec les voix de Josianne Balasko, Yolande Moreau et Andréa Ferréol. Des pastilles humoristiques assez classiques (3 sketches indépendants par épisode) autour de vieilles dames ultra-connectées, parfaites pour l’une des cases « divertissement » de la grille.

Des critiques sociales pleines d’humour

La chaîne franco-allemande s’est aussi engagée sur l’une des sensations de ce Cartoon, la série documentaire Bienvenue en Happycratie de Laurène Fernandez (10 X 5 minutes), coproduite par Manégann Films et XBO Films. Réalisée en animation en volume, à partir d’entretiens menés par la réalisatrice elle-même, elle s’intéresse à « l’industrie du bonheur », ce secteur qui cherche à nous rendre heureux par tous les moyens. Seront ainsi abordés le teambuilding, le yoga du rire ou encore le flex office ou les sex-toys. À l’affût des contradictions les plus savoureuses, la série joue sur le contraste entre les propos (parfois d’un cynisme déconcertant, comme lorsqu’on découvre que pour ne plus de souffrir face aux dégradations de ses conditions de travail, il « suffit » de cesser de résister au changement) et l’aspect doux et feutré des marionnettes, livrant une hilarante critique du capitalisme et de ses avatars.

Dans le même ordre d’esprit, quoi que sur un format plus long (10 X 22 minutes), The Ambush réalisé par Gérald Fleury et Alexis Poligné (pour L’incroyable studio) aborde lui-aussi des questions contemporaines mêlant clientélisme politique et préoccupations environnementales, le tout sous le prisme très grinçant d’une satire au vitriol. On y suit Jackie (une guenon anthropomorphique), devenue maire par intérim et confrontée au vertige du pouvoir. Cherchant à tout prix à garder son poste, elle aide une grosse multinationale sans scrupule à mettre main basse sur la ville. À mi-chemin entre « La Fontaine et Matt Groening« , de l’aveu-même de ses créateurs.

L’autodérision au service de l’intime

Dans le champ de l’intime, l’autodérision est également comme toujours au rendez-vous, avec notamment plusieurs projets s’appuyant sur des expériences et des histoires personnelles. Ainsi, Ça va Clara produit par les Valseurs et coréalisé par Lola Degove et Clara Kennedy, s’inspire directement des vidéos que cette dernière a réalisées sur sa propre famille – et dont elle avait tiré des dessins publiés sur Instagram. La série racontera comment Clara, 26 ans, revient vivre avec sa mère et sa soeur, entre fous-rires et engueulades, avec le double spectre de la maladie mentale du père disparu et de la dépression cachée de la jeune femme.

Particulièrement remarqué, Beasties, le projet de la réalisatrice Lola Lefèvre récompensée à Annecy pour le film de fin d’études Maman, il a quoi le chien ?, puis pour le clip des Naive New Beaters Ye kou si kuo, s’inspire également de son histoire personnelle. Le point de départ est d’ailleurs relativement similaire à celui de Ça va Clara : une jeune femme revient vivre chez sa mère après une rupture amoureuse, assaillie par de nombreuses questions existentielles. Sa particularité ? Être entourée d’animaux intrusifs – qu’elle est la seule à voir – qui incarnent ses différentes névroses : anxiété, déni, auto-sabordage… Avec ses couleurs pétantes et son esthétique marquée (stylisation assumée, visages sur-expressifs, ou encore décors dépouillés qui contrastent avec une abondance de détails dans le plan), mais aussi grâce à son humour corrosif, Beasties impose d’emblée sa singularité comme sa contemporanéité. C’est probablement l’un des projets les plus attendus par les professionnels du Cartoon, prévu dans un format 30 X 5 minutes, et produit par l’équipe de Silex Films à qui l’on doit déjà Culottées ou L’Armée des romantiques.

Autre tendance contemporaine décortiquée en 26 X 5 minutes, celle de la colocation, au centre de Collocs de Chloé Farr (Au revoir Jérôme, Des pissenlits par la racine), produit par Sacrebleu Productions, et coécrit par Marie Lissonde, qui vit elle-même dans une colocation. L’originalité du projet est d’embrasser une structure temporelle qui colle au calendrier de diffusion, et dans laquelle les personnages du début (4 copains bretons qui montent à Paris pour leurs études) sont peu à peu remplacés par d’autres, plus féminins, qui viennent bousculer les habitudes de la coloc’. On y retrouve un chat nommé Flo (clin d’oeil au long métrage star de Sacrebleu) et une galerie de jeunes gens bien dans leur époque, dont un passionné de cuisine qui rêve de devenir un grand chef végétarien. Les inspirations revendiquées penchent du côté de Friends, Caméra Café et Samuel, pour une « comédie douce amère 100% apprentissage« , qui puise ses origines chez Balzac, façon Rastignac des temps modernes.

Des adaptations sensibles, bien dans leur époque

Enfin, quatre projets d’adaptations de livre jeunesse portent eux-aussi un regard distancié sur le monde, sur un ton il est vrai moins caustique, et plus volontairement porteur d’espoir. Cet élan est à moi (d’après un album signé Oliver Jeffers, à l’École des loisirs) est un unitaire irlandais de 22 minutes sur un enfant qui s’imagine qu’il possède l’élan qui est apparu près de chez lui. L’animal, qui n’est pas du tout au courant, vit paisiblement sa vie sans se soucier de rien, tandis que l’enfant, et bientôt d’autres personnages, entendent revendiquer leur droit de propriété. Un film de Noël mignon et décalé qui interroge notre obsession pour le fait de contrôler le monde, et plus précisément la nature environnante.

A trip with a drip (Un voyage de malade de Joséphine Mark, chez Gallimard) détourne l’imagerie du conte traditionnel avec un loup contraint de protéger d’un chasseur le lapin qui lui a sauvé la vie. Mais le lapin est surtout atteint d’une maladie très grave et promène partout sa trop longue liste de médicaments ainsi que sa perfusion de chimiothérapie. Un road movie de 30 minutes qui mêle humour, amitié et – nous promet-on – une « bonne dose d’anarchie » !

Les frères Zzli (album d’Alex Cousseau, illustré par Anne-Lise Boutin, et édité aux Fourmis rouges) s’empare pour sa part du thème de la migration et de l’exil, ainsi que de l’accueil – plus ou moins chaleureux – réservé aux réfugiés. C’est le duo Julie Rembauville et Nicolas Bianco-Levrin (Marcel le père Noël et le petit livreur de pizza) qui signe l’adaptation. Les deux réalisateurs ont choisi une palette de couleurs élargie, tout en conservant le principe des aplats, mais en simplifiant l’esthétique, et ont adjoint au récit (une petite fille solitaire recueille trois ours venus d’ailleurs, et apprend à les connaître) une partie musicale qui électrise la narration. XBO, qui officie à la production, a par ailleurs eu la bonne idée de concevoir en amont un programme de courts métrages autour de l’unitaire de 30 minutes, dans l’optique d’une sortie en salle. Ce sont deux autres ouvrages jeunesse qui ont été choisis : La Maison-ski de Charlotte Lemaire, réalisé par Aurore Peuffier (Du plomb dans la tête, Animal rit), et Une nuit à Insect’ Hotel de Claire Schvartz, réalisé par Cynthia Calvi (Gigi).

Pour terminer, coup de coeur unanime pour le nouveau projet de la réalisatrice Sophie Roze (Une guitare à la mer, Les escargots de Joseph), produit par les films de l’Arlequin : Les oiseaux électriques de Pothakudi, unitaire de 26 minutes adapté d’album de la poétesse et chorégraphe Karthika Naïr, qui s’inspire lui-même d’une histoire vraie. En Inde, dans le petit village de Pothakudi, les habitants ne bénéficient de l’éclairage public que quelques heures chaque soir, lorsque l’unique disjoncteur est activé. Mais lorsqu’un couple de très beaux oiseaux, des vannattis, s’installent dans le coffret électrique, les habitants doivent prendre une grave décision : déloger les animaux, qui s’apprêtent à couver, ou se priver d’électricité jusqu’à leur départ. Un conte moderne qui distille des enjeux intimes et collectifs avec beaucoup de délicatesse, grâce notamment à la technique d’animation de papiers découpés, des pantins créés en papier, carton ou tissu, qui sont animés sur des décors eux-mêmes constitués dans ces matériaux.

Ainsi, on a eu cette année encore la confirmation que, si, sur le plan économique, le secteur de l’animation semble en perte de vitesse, sur le plan artistique en revanche, il ne s’est jamais si bien porté. Il faut évidemment attendre de voir ce qu’il adviendra de cette forte vitalité, quels projets aboutiront, et si les financeurs et diffuseurs seront de la partie. Mais quoi qu’il en soit, on peut d’ores et déjà se réjouir du fait que les techniques animées continuent de se mettre au service d’histoires ambitieuses, décalées, intelligentes, satiriques et même éminemment critiques envers le monde dans lequel nous vivons. On peut même faire confiance aux créatrices et créateurs pour ne pas se laisser contaminer par la frilosité ambiante et le conformisme de rigueur, faisant du monde de l’animation un bastion important de la résistance artistique au sein-même des programmes télévisés.