Une bataille après l’autre : Paul Thomas Anderson dynamite l’Amérique

Une bataille après l’autre : Paul Thomas Anderson dynamite l’Amérique

Ancien révolutionnaire désabusé et paranoïaque, Bob vit en marge de la société, avec sa fille Willa, indépendante et pleine de ressources. Quand son ennemi juré refait surface après 16 ans et que Willa disparaît, Bob remue ciel et terre pour la retrouver, affrontant pour la première fois les conséquences de son passé…

Un film explosif (encore)

Paul Thomas Anderson semblait naviguer entre nostalgie et drames psychologiques depuis There Will Be Blood. Cette fois, il y aura bien du sang. Mais une fois de plus le cinéaste nous invite à une nouvelle expérience dans son cinéma. Ni film choral à la Magnolia, ni chronique de jeunesse comme dans Licorice Pizza. Rien de mélo-romantique non plus (Phantom Thread) ou de romantico-comique (Punch Drink Love). comme d’autres confrères, PTA semble aussi avoir mal vécu ses dernières années sur la planète terre. Car en voyant Sirat, Oui ou encore Eddington, on observe une envie de chacun de nous réveiller de notre passivité.

Mais là où Ari Aster avec son Eddington échouait à construire un discours sur l’Amérique contemporaine en boursoufflant son film d’une dialectique binaire et d’effets de caméra vidéoludiques, Anderson nous éblouit avec un récit complexe et une mise en scène maîtrisée qui ne cherche pas l’esbroufe.

Il dynamite (façon puzzle) l’Amérique de Trump avec une réelle jubilation et un enthousiasme jamais freiné par ses ambitions et ses audaces. Comme le personnage de Pat / Bob (Leonardo DiCaprio), il propose un feu d’artifice pour nous embarquer dans cette poursuite aussi impitoyable qu’infernale.

Un blockbuster drôle et palpitant

    Que Paul Thomas Anderson (aidé par un budget mousse de 110-130M$) réalise un blockbuster (sans superhéros) est peut-être la première surprise. Pour la première fois, il embrasse (avec délectation) le cinéma d’action. Et on ne s’ennuie jamais durant ces 2h40 de virée en enfer.

    Bien sûr, il multiplie les références comme n’importe quel enfant gâté par un studio. Ça empreinte à Quentin Tarantino, Michael Mann, au cinéma des 70s (Duel de Spielberg, mais aussi Arthur Penn et John Frankenheimer) et à la culture des 80s dans certains détails (ainsi :le skate répondant au nom de BeeGee, l’infiltré surnommé Van Halen, le magasin appelé Genesis).

    Mais le film fait aussi écho à La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (1966), que Pat/Bob connaît par cœur. Et en effet, les récits semblent parfois se calquer à 60 ans d’intervalle, entre une lutte indépendantiste algérienne et une guerre intérieure américaine.

    Le scénario, aussi créatif que la réalisation, repose sur plusieurs arcs narratifs équilibrés et des seconds-rôles solides (à commencer par la visite salvatrice de Benicio des Toro, qui revient dans l’univers de PTA onze ans après Inhérent Vice). Les personnages sont tous bien écrits, des salauds aux plus anecdotiques.

    Cette cohérence aurait pu être gâchée par un autre aspect qu’on n’a pas forcément vu venir dans la filmographie du réalisateur : l’humour. Il est partout : dans des répliques frôlant l’absurde, la tonalité décalée, dans de nombreuses situations inattendues. Tout le scénario se fabrique autour d’antagonismes ironiques (nonnes qui cultivent de la beuh, colonel raciste qui fantasme sur des femmes noires) et d’une forme d’incommunicabilité (parole empêchée, aveux arrachés, téléphones HS, dialogues sans queue ni tête entre deux personnes murées dans leurs obsessions, discours radical opposant radicalement les uns et les autres, codes oubliés, etc.).

    Et on comprend pourquoi Spielberg a adoré ce film. Avec ses personnages piégés par leurs défauts et devant affronter des monstres pour sauver leur famille ou leur peau, on se rapproche pas mal du faux-héros spielbergien, de ceux qui doivent décider de leur destin malgré eux. Il y a aussi, dans la forme un peu de Soderbergh, comme cette dissonance entre la musique pas tonitruante, presque élégante, et des situations violentes, ou encore l’usage d’ellipses qui, a contrario, rejette la violence hors-champs.

    Et puis ce blockbuster s’offre un grand classique du cinéma : une course-poursuite. Trois voitures sur une route ondulée où les véhicules apparaissent et disparaissent au gré des pentes. Forcément haletante puisque l’issue décidera du vainqueur. La manière dont le cinéaste filme ce chassé croisé, mais aussi ses démarrages porte ouverte, latéralement, rend les séquences presque immersives. Pied appuyé sur la pédale d’accélération, c’est exactement comme ça que PTA a imaginé son film. Pas de repos pour les braves.

    On pourra toujours souligner ici et là quelques excès (qui procèdent là aussi à un effet caustique plus qu’à un effet toxique), notamment du côté du personnage de Sean Penn (parfois trop caricatural). Mais n’est-ce pas taquin de la part du réalisateur de se moquer d’un Colonel si fourbe et hypocrite.

    Un film féministe (à donf)

      Girl power! Perfidia Beverly Hills (et autres Purple Pussy) sont des reines. Amazones en tête de la guérilla. Enceinte mais championne de tir en exhibant son ventre. Certes, l’héroïne du premier quart du film rayonne, mais la passionnaria révolutionnaire se met à déconner, et à produire l’irréparable. On comprendra vers la fin sa réelle motivation à avoir trahi les siens. De là à lui pardonner. Non quand même pas. PTA refuse tout moralisme. Le film est droit dans ses valeurs. Ceux qui ont une éthique se sacrifient ou survivent. Les autres…

      Perfidia donne naissance à une fille métisse, chargée d’incarner la relève. Cette nouvelle génération sur qui l’épilogue va reposer. Les femmes ont pris le pouvoir et les hommes sont dominés (et même castrés sexuellement). Certes, leur testostérone se rebiffe et ils n’hésitent pas à reprendre l’ascendant en manipulant ou torturant leurs opposants. Le patriarcat en a encore dans le caleçon. Il suffit de voir Sean Penn obliger de bander sous les ordres de Perfidia qui se plaît à l’humilier. Ça lui plait. Mais comment se soumettre quand on a appris à dicter. Alors ils utilisent leur force. La testostérone et l’entre-couilles restent leur meilleure arme, qui parfois se retourne contre eux.

      Un DiCaprio au sommet de la loose

        Un homme se distingue. Pat/Bob. On en demande toujours trop aux héros de PTA : bander sur commande, sortir de sa cage, pardonner à son père, ne pas résister au désir, ou s’effacer devant l’argent ou devant un maître.

        Là aussi on en demande trop à cet artificier qui, une fois devenu père, se range et ne pense qu’à protéger sa fille. DiCaprio amène une réelle tendresse jusque dans cette dernière partie où fuite et poursuite, traque et peur se confondent pour rendre la finalité de cette course imprévisible.
        Ce qui le distingue des autres hommes n’est pas anodin : il n’a pas besoin de se soumettre à qui que ce soit, il accepte que les femmes soient plus fortes que lui. Il est prêt à tout pour elles.

        Si Une bataille après l’autre est savamment rythmé et son tempo allegro et crescendo, le personnage de DiCaprio est à contre-temps en permanence. Défoncé, l’allure clodo avec sa robe de chambre à carreaux, ce mec perdu – cheveux gras est toujours en retard sur les événements. Il ne résout rien, agit mais rate ses coups ou se fait doubler. Bref il n’a servi à rien d’autre qu’à nous distraire. Il est tellement à la ramasse pour attraper les autres qui lui échappent que le récit lui même le double sur sa droite comme sur sa gauche. C’est un antihéros parfait, un homme dépassé. Un gars ordinaire qui est déclassé, surpassé par des forces plus organisées que lui.

        C’est l’ingrédient qui contrarie le blockbuster d’action. Le boulet qui entraîne plus de catastrophes qu’il n’en évite. Vieilli, usé, fatigué, essoufflé, énervé, assommé, tombé d’un immeuble ou balancé d’une voiture, incapable de gérer son évacuation ou de sauver qui que ce soit. Un looser total. Il en devient burlesque. Et DiCaprio tient son personnage d’homme impuissant de bout en bout.

        Une dystopie, vraiment?

          Après ne le jugeons pas. Pas facile de vivre dans ce monde. Paul Thomas Anderson adapte un roman culte de Thomas Pynchon, Vineland, mélange d’uchronie et de satire, publié il y a 35 ans. Or tout semble très actuel : les centres de rétention pour immigrés, l’autorité pourrie et corrompue, la police surpuissante, l’état profond avec ce boys club de vieux réacs xénophobes et antisémites et leurs petites mains patibulaires sans morale. Un monde dirigé par les damnés, des alt-right capitalistes sans scrupules.

          Le crépuscule de la démocratie amène forcément un contre-pouvoir. Des Résistants (ou terroristes, selon le point de vue) qui réclament la libération des frontières comme des corps, qui déclarent la guerre aux anti-IVG et aux armées anti-clandestins. Avec les méthodes des groupes révolutionnaires des années 1970 (en Italie, en Allemagne), la French 75 (French Connection 2 est sorti en 1975, coïncidence?) pose des bombes, braque des banques, punissent les militaires.

          Dans cette Amérique liberticide, où deux camps s’opposent sans vouloir l’amorce même d’un dialogue, on tue, on chasse, sans justice. Tout est hors-la-loi. PTA pose ça là, sans jugements : il y a deux Amériques, celle des clandestins, des marginaux, des non binaires, et en face, une élite et une population silencieuse qui cherchent à conserver leur confort. On devine quand même que les suprémacistes (qui dénient même l’existence antérieure de peuples autochtones sur le sol américain) ne sont pas les gentils de l’histoire.

          Il n’empêche. Tout à sa volonté de tout exploser à la TNT, le réalisateur se moque aussi bien de « l’esprit woke » tel qu’il est détesté par les conservateurs que du masculinisme tel qu’il est défendu par ses apôtres.

          Ici, il n’y a ni anges ni démons, mais une chose est sûre : à la fin, les fauves se bouffent entre eux au nom de leur idéologie et les proies sauvent parfois leurs os en pactisant avec le diable. À force de se haïr les uns et les autres, les uns contre les autres, chacun en vient à se détruire.

          Finalement, il adapte Thomas Pynchon mais on a plutôt l’impression de voir une version moderne sous amphétamines de Robin des bois.

          Jamais sans ma fille

            Tout cela ne suffirait pas à faire un très bon film. L’histoire trouve son essence dans cette quête d’un père qui tente de sauver sa fille. À défaut de nous bouleverser, cela rend le film profondément touchant, empathique même. Et surtout humain. Car au milieu de ce chaos ultra-violent, c’est bien l’humanité des personnages et l’humanisme du propos qui nous emportent.

            La liberté est une chance, mais quand on la perd, on la regrette. On est à deux doigts de l’effondrement. L’obscurité n’est plus très loin. Car le plus dur dans toute ce drame frénétique est le postulat de départ : un constat d’échec d’une génération, tout juste éclairé à la bougie par l’espoir d’un monde plus juste.

            En guise de prière, Paul Thomas Anderson compte sur les combattantes. Une bataille après l’autre. Avec ses défaites et ses (petites) victoires.

            Une bataille après l'autre (One Battle After Another)
            2h41
            Sortie en salles : 24 septembre 2025
            Réalisation et scénario : Paul Thomas Anderson, d'après le roman Vineland de Thomas Pynchon
            Image : Michael Bauman
            Montage : Andy Jurgensen
            Musique : Jonny Greenwood
            Distribution : Warner Bros france
            Avec Leonardo DiCaprio, Benicio del Toro, Regina Hall, Sean Penn, Teyana Taylor, Chase Infiniti