Venise 2025 | Bugonia : le dernier délire démentiel de Yorgos Lanthimos

Venise 2025 | Bugonia : le dernier délire démentiel de Yorgos Lanthimos

Deux hommes obsédés par la conspiration kidnappent une grande PDG, convaincus qu’elle est un extraterrestre qui a l’intention de détruire la Terre.

Fin d’un ordre familial totalitaire (Dogtooth). Fin de vie (Alps). Fin du bonheur romantique (The Lobster). Fin du couple comme institution (The Killing of a Sacred Deer). Fin de règne (The Favorite). Fin du patriarcat (Poor Things). Fin du libre arbitre (Kinds of Kindness). Et ici, dans l’étrange Bugonia, tout simplement fin de l’humanité.

En 30 ans, Yorgos Lanthimos est devenu un apôtre du déclin. Dans ses films, les systèmes se fissurent, l’ordre du monde se dérègle, parfois jusqu’à l’apocalypse intime ou globale. Mais, dans Bugonia, comme dans la plupart de ses films, tout cela ouvre sur autre chose, à la fois monstrueux et émancipateur.

Ce troisième long en trois ans hérite de toutes les figures de style de sa filmographie. Le film suit ainsi ses grandes règles : un huis-clos (ici une vieille bicoque de Géorgie), l’autoritarisme (un gourou complotiste vs une dirigeante faussement cool), la désobéissance contre la domination (les rôles peuvent s’inverser). Tout l’enjeu est de sortir d’un système sans en recréer un autre tout aussi violent. L’échec est récurrent. Ce ne sera pas forcément mieux après. Et ici, la conclusion est même nihiliste.

Rolling Stone

Bugonia succède au déglingué Poor Things, Frankenstein à l’aune du féminisme, et au dérangé Kinds of Kindness. Cette trilogie, avec Emma Stone, démente et en roue libre, revisite finalement les grands classiques de films de genre – SF, comédie, thrillers, horreur – en leur calquant une histoire très contemporaine.

Perturbant et perturbé, Bugonia a de quoi dérouter. C’est ce qui le rend fascinant. Lanthimos ne se réfrène sur rien. Il nous embarque dans un thriller à la Coen, flirte avec Psychose, Misery et The Clearing, et déraille vers une science-fiction, entre séries Z italienne des sixties et esthétique à la Dario Argento.

Oui, écrit comme ça, on se dit que ça peut ressembler à un pudding indigeste. Ce remake hollywoodien de Save the Green Planet! de Jang Joon-hwan, réalisé en 2003 et récompensé par un Corbeau d’or au BIFFF, profite pourtant de l’univers singulier du cinéaste grec.

Déjà il change les protagonistes. Le dirigeant d’entreprise devient une femme. Et les kidnappeurs ne sont plus un jene couple allumé mais deux cousins paumés. Il modère l’épouvante pour en faire une comédie noire, grinçante et parfois violente. La musique de Jerskin Fendrix accentue la dramatisation quand le cadrage produit un effet souvent décalé (une tragédie peut s’avérer burlesque) et le scénario rebondit à force de situations imprévisibles.

Des abeilles et des aliens

Tout part des abeilles, espèce menacée d’extinction. De là, quittez votre esprit cartésien : la responsabilité des grands groupes agro-chimiques est une conspiration des andromédiens, aliens qui prennent l’allure d’humains depuis des millénaires. Un homme est convaincu par ce délire, parvient à persuader son cousin, tous deux victimes du « système ». À proximité de chez eux, une andromédienne dirige une richissime entreprise qui détruit notre planète avec ses produits. Il s’agit de l’enlever et de révéler cette vérité indiscutable au monde entier.

« Je ne suis pas un primate cinglé. »

Evidemment, rien (vraiment rien) ne se passera comme prévu. La kidnappée est maligne, et naturellement dominatrice, les deux cousins, qui se sont castrés chimiquement pour se libérer les neurones, sont facilement manipulables et impulsif, un copain flic rode autour… et une éclipse de lune est prévue dans quatre jours.

Avouons que c’est assez jouissif. On pourrait trouver toute cette mise en scène légèrement prétentieuse par rapport à son sujet. Mais voyons le plutôt sous l’aspect d’une dérision chic et pas toc. Il faut accepter le bizarre. Et si on gratte un peu le vernis, on constate que l’intérêt de Lanthimos pour ce blockbuster sud-coréen corrélait avec son pessimisme sur l’avenir de notre planète.

S’il est ambigüe sur le complotisme – son point de vue est à double tranchant -, il n’y a aucun doute sur sa vision d’un monde qui s’effondre à cause de l’espèce humaine. Emma Stone illustre cette élite égocentrée, « le mal capitaliste », et presque sociopathe. Proie facile? Pas si basique. Face à elle, Jesse Plemons incarne ce « peuple » bafoué, prolétaire exploité en lutte permanente, quitte à y laisser sa raison. Crétin crédule? Pas si simple. Leur duo participe fortement à cette régalade, que certains trouveront débiles et d’autres voueront au culte.

Génération désenchantée

Ne cherchons pas la vérité, elle est ailleurs. Le subjectif l’emporte sur la réalité. Les mots sont impuissants. Entre tortures et dialogues, souffrances intimes et détermination bornée, Bugonia s’épanouit dans sa forme opératique (ah la robe ensanglanté de l’impératrice Stone!) jusqu’à lâcher les plus vils instincts de chacun : genou brisé, strangulation, coup de fusil ou coup de pelle, « crève salope » et autre antigel perfusé. La crise de délirium est aigüe.

Pourtant, qu’on soit télétransporté ou pas dans ce chaos cinématographique (nanar ou génie, selon), les dernières minutes du film permettent au récit (et au cinéaste) de retomber sur ses pattes, en un seul morceau. L’épilogue est typiquement « lanthimosien » : glaçant et radical.

Il fallait bien ça pour sauver les abeilles.

Bugonia
Venise 2025. Compétition.
1h59
Sortie en salles : 26 novembre 2025
Réalisation : Yórgos Lánthimos
Scénario : Will Tracy, d'après Save the Green Planet! de Jang Joon-hwan
Musique : Jerskin Fendrix
Photographie : Robbie Ryan
Distribution : Universal Pictures International France
Avec Emma Stone, Jesse Plemons, Aidan Delbis, Stávros Chalkiás et Alicia Silverstone