Poor Things (Pauvres créatures) : la Belle et les bêtes, conte excentrique de Yorgos Lánthimos

Poor Things (Pauvres créatures) : la Belle et les bêtes, conte excentrique de Yorgos Lánthimos

Cinq ans après La Favorite, le cinéaste grec Yorgos Lánthimos poursuit son exploration de la psychologie humaine et de ses tourments avec Poor Things. Il retrouve Emma Stone – ici de tous les plans et co-productrice du film – pour cette longue épopée initiatique et émancipatrice.

Fresque gargantuesque et fantasmagorique, Poor Things se distingue des autres films du cinéaste par sa grandiloquence visuelle et sa narration très simple et linéaire. Cependant, par ses thèmes, cette fable reste dans la continuité de son œuvre.

Depuis près de vingt ans, Lánthimos scrute l’effet de l’enfermement sur les êtres. Consciencieusement, il en dessine tous les contours, de l’aliénation au désir d’évasion, de la dévastation à la libération. Au fil de sa filmographie, l’humain découvrait ainsi sauvagerie, souvent dans un cadre où masochisme et sadisme contraignent les individus à aller jusqu’au bout d’eux-mêmes. Il renoue ainsi avec un univers étrange, ses docteurs fous, la part animale des êtres, des communautés isolées (ici une résidence londonienne, un hôtel lisboète, un bâteau de croisière, un bordel montmartrois).

Empirique

Moins sombre, Poor Things s’apparente davantage à un conte optimiste (et féministe). On suit ainsi l’évolution de Bella, créature frankensteinienne d’un chirurgien lui-même fruit d’expérimentation hasardeuse de son père. Deux « Freaks » dans un monde victorien conservateur. Mais si le « père », « God » (Willem Dafoe), est toléré dans la société grâce à ses talents scientifiques, sa « fille » est emprisonnée dans sa demeure, inadaptée au monde extérieur. Lentement, elle va se métamorphoser en une sorte de Dracula, aspirant le savoir (de manière empirique et érudite) et pompant l’énergie de tous ceux qu’elle croise (à commencer par un Don Juan arrogant et possessif, incarné par Mark Ruffalo).

Mais auparavant, on découvre Bella avec un corps de jeune femme mais un esprit d’enfant en bas âge. Tout le scénario va suivre son évolution, par étapes, jusqu’à une certaine maturité. Le voyage est géographique (Lisbonne, Alexandrie, Paris…), humain (des amants et des amies), existentialiste (la gourmandise, la luxure, la mort, …) et sentimental (des amours, des trahisons, des affinités électives).

Post-Gothique

Poor Things est un mélange habile de mythes revisités et de conte universel. Qu’il prenne place dans une ère de progrès (et d’inégalités sociales flagrantes) et puritaine (où la sexualité choque davantage que la misère et la violence) n’est pas anodin. Cela fait même écho à notre époque.

Si le récit est un peu bancal, traînant par certains moments à cause de scènes un peu répétitives (notamment toute la partie où Bella joue les Belle de jour), on suit avec intérêt et sans ennui ses péripéties où elle croque la vie à pleines dents, sans filtre, avec candeur au début, avec conscience à la fin. En flirtant avec l’immoralité (notion toute relative et très subjective), elle ouvre un regard critique où les conventions sont un carcan bien trop serré pour s’épanouir. Affranchie, Miss Baxter peut ainsi déployer tout son talent à rejeter le patriarcat et avancer librement vers son indépendance.

La vitalité de l’héroïne se conjugue parfaitement avec le cinéma de Lánthimos. Le réalisateur pousse un peu plus loin le curseur de l’excentricité de ses plus récents films. Si les créatures sont « pauvres », la mise en scène est flamboyante. Le monde vu par Bella est baroque, expressionniste, déformant toute réalité. Un univers presque « fantasy » qui rappelle les films de Caro et Jeunet. Une tentation de l’excès qui fait écho au Babylon de Damian Chazelle ou aux films de Guillermo del Toro. Quitte à frôler la surdose en superposant un tableau surréaliste de Dali, un film onirique de Jean Cocteau et un délire allégorique d’Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll.

Parfois les décors et les costumes, tous deux très sophistiqués, écrasent un peu les scènes. C’est là que réside le génie d’Emma Stone, de tous les plans. Elle parvient à ramener tout ce barnum à sa plus simple expression en remplissant l’écran par sa seule présence, charismatique. On peut évidemment reprocher la prévisibilité de sa mue. La lenteur de son évolution compromet également sa performance de haut vol et donne parfois l’impression de faire un surplace malgré les événements qui s’enchaînent.

Exaltation

Reste cette sensation d’étouffement, qui amène à une nécessaire respiration. Le cinéaste parvient parfaitement à traduire les tourments de sa progéniture dans ce cadre artificiel, mais pas superficiel, où elle se débat pour ne pas subir un asservissement programmé. Le désir, qu’il soit charnel ou intellectuel, l’emporte sur les dogmes et les diktats.

De façon plus surprenante, Pauvres créatures ne s’embarque pas dans un voyage sordide, glauque ou terrifiant (malgré ses références à la littérature horrifique). Yorgos Lánthimos a opté pour une œuvre pleine d’humour, assumant le merveilleux, et affichant des couleurs chatoyantes. Le positivisime de son héroïne contribue également à déjouer la noirceur d’une société enchaînée à ses jugements et ses hiérarchies statutaires.

Aussi, le film, avec sa figure féministe rayonnante et lumineuse, devient le plus solaire et le plus rabelaisien de la filmographie du maître grec. Il choisit Epicure plutôt que Socrate. La joie à l’état pur plutôt que l’ironie cinglante à laquelle il nous avait habitués. Trop sage ? En tout cas, moins cruel et plus jouissif. Un parfait miroir tendu à cette femme, spontanée, explosive, libidineuse, curieuse, capable de casser les codes sociaux de façon insouciante (pour notre plus grand plaisir).

Avec une direction artistique plus riche, une narration plus simple, et une actrice vampirisant chaque plan, le film s’oriente davantage vers le tragico-comique que le drame psychologique cynique. A l’instar de Bella, on ressent l’envie de Lánthimos de se détacher du formatage imposé par le cinéma hollywoodien, tout en remixant sa grammaire pour séduire au-delà de son public fidèle.