Rarement film d’auteur aura été attendu avec autant de ferveur : Mektoub, my love, Canto due est un film quasi miraculé. Souvenez-vous : en 2017, Abdelatif Kechiche présente Mektoub, my love, canto Uno à Venise. Un film de presque 3 heures qui raconte le quotidien d’une bande d’amis d’enfance à Sète pendant l’été 1994. Deux ans plus tard, on découvre à Cannes le 2e volet de la saga, Intermezzo, qui s’avère être littéralement un intermède (de 3h30), filmé en temps réel lors d’une soirée en discothèque réunissant les principaux protagonistes.
Nous écrivions à l’époque : “Abdelatif Kechiche nous offre une parenthèse de cinéma pur, qui explore une fois encore les notions de durée et de transe au cinéma. Presque trois heures, sur les trois heures trente que dure le film, à danser et boire, s’engueuler parfois, se séduire souvent. À bouger son corps au rythme de la musique comme si sa vie en dépendait. À vivre intensément chaque seconde comme si plus rien d’autre n’existait. Refusant toute concession au bien être du spectateur ou aux exigences du cinéma commercial, le cinéaste filme cette expérience collective sur la durée, jouant sur la répétition des motifs et l’effet hypnotique de ces corps qui dansent en rythme. A un certain niveau du récit, on est totalement emporté par leurs mouvements, ondulations et déhanchements, qui mènent à une forme de transe communicative. On a conscience de vivre une expérience radicale mais captivante dans son désir de capter des sensations qui ne peuvent se mettre en mots.”

Puis le film est rattrapé par plusieurs polémiques (l’actrice principale Ophélie Bau était notamment sortie de la projection officielle à Cannes, choquée par le montage final et la présence d’une très longue scène de sexe non simulée) auxquelles se mêlent des démêlés financiers (la société du cinéaste est liquidée, les droits musicaux s’avèrent exorbitants), et la sortie d’Intermezzo et de sa suite, le fameux Canto Due déjà tourné, est reportée sine die. Pour le premier, il demeure toujours très incertain qu’il atteigne un jour nos écrans. Pour le second, le voilà donc revenu des morts, film fantôme qui continuera probablement de hanter plusieurs générations de cinéphiles. Car loin de boucler la boucle, ou tout au moins d’apporter des réponses aux questions laissées en suspens dans les premiers opus, ce troisième volet multiplie les nouvelles pistes et se termine sur un cliffhanger de taille.
L’art du minuscule
Les attentes, pourtant, ne sont pas déçues. On retrouve les protagonistes tels qu’on les avait quittés, navigant au milieu de sentiments souterrains, entre doute et confusion, mais pleinement vivants. Ce qui est une nouvelle fois saisissant, c’est l’absolue spontanéité que capte la caméra, et la virtuosité du cinéaste à manier le film choral sans laisser aucun personnage au bord de la route. Chacun existe et palpite au milieu des autres, sans que rien ne semble jamais forcé ou superficiel.

Kechiche excelle également dans l’art du minuscule et du presque rien, nous immergeant dans le quotidien et les conversations banales de la petite bande, et nous les faisant trouver passionnantes. En tant que spectateur, on évolue ainsi dans le groupe d’amis comme si l’on en faisait partie, fasciné par le simple flot de la vie qui charrie les émotions les plus variées à son propre rythme.
On aurait aimé continuer à se laisser bercer par les sentiments inavoués, les contradictions cachées et les fragilités béantes d’Amin, Ophélie, Tony et les autres. Mais dans le dernier tiers du film, c’est la grande bascule. Le réalisateur choisit d’adopter franchement les codes de la série feuilletonnante (jusqu’à la caricature), et entraîne son intrigue sur une voie beaucoup plus convenue, entre thriller et drame social. Pire, il abandonne (grossièrement) ses personnages suspendus en pleine action dans des postures inconfortables, voire périlleuses, dont on ne sait pas si l’on connaîtra le dénouement un jour. Il laisse également de côté une grande partie de la petite bande, que le récit évacue totalement.

On est évidemment frustré par cette interruption brutale, qui va à l’encontre de nos habitudes de spectateurs. Mais il faut reconnaître que cela ajoute aussi à la singularité du projet de Kéchiche qui nous place décidément dans la même situation que le fait parfois l’existence : être si proche de gens dont la vie, par hasard ou par malchance, nous sépare brusquement, et dont on ne saura plus jamais rien. En cela, ce qu’il propose se détache définitivement d’une vision traditionnelle de la fiction (qui raconterait quelque chose de forcément fini) pour se diriger vers un cinéma de l’instant, de l’instantané, et même de la pure captation momentanée. Si cela se traduit moins à l’écran par des moment de transe, d’immersion ou de pure contemplation (hormis quelques plans furtifs sur un décolleté ou une paire de fesse, le réalisateur a même sagement expurgé son cinéma de tout ce qui avait choqué les esprits dans Intermezzo), cela demeure en filigrane dans l’écriture et le montage du film, qui s’imagine en constellation de moments et de bribes, jusqu’à constituer ce que l’on appelle pompeusement la vie.
Fiche technique
Mektoub, my love Canto Due d'Abdelatif Kechiche (2025)
avec Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Salim Kechiouche, Hafsia Herzi, Jessica Pennington, André Jacobs...
Sortie française : 3 décembre 2025
