Ce Nouvel An qui n’est jamais arrivé de Bogdan Moreșanu : « il suffit d’une étincelle pour que tout explose » ou l’inévitable crise

Ce Nouvel An qui n’est jamais arrivé de Bogdan Moreșanu : « il suffit d’une étincelle pour que tout explose » ou l’inévitable crise

Bogdan Moreșanu nous plonge dans la journée singulière qui a vu la chute du gouvernement de Ceaușescu en 1989, en entrelaçant le destin de personnages apparemment banals. Le réalisateur apporte une nouvelle vision de l’histoire en travaillant le genre et en questionnant le spectateur. Comment accompagner les personnages dans leur vécu tout en connaissant l’issue de cette journée ? Plutôt que de nous expliquer le pourquoi du comment, Moreșanu restitue donc la tension qui pousse la société vers une inéluctable crise. Tel un bruit de fond, le germe de la révolution parasite le quotidien des personnages et fait s’entrechoquer la petite et la grande histoire. À travers la caméra de Moreșanu, tout devient politique.

Stagner ou se révolter 

Ce nouvel an qui n’est jamais arrivé se construit autour du paradoxe du genre historique. Les personnages vivent l’événement dans la peur sans connaître sa résolution, tandis que nous en avons nécessairement une lecture sans surprise. Le réalisateur choisit donc de se concentrer sur les destins entrecroisés de six personnages tel un échantillon des différentes couches de la société. Leurs motivations sont rapidement, mais subtilement, amenées pour pouvoir creuser leur psychologie. Tel un habile chirurgien, Moreșanu vient disséquer leurs relations au travers de dialogues tournant toujours autour du conflit. Nous nous immisçons alors dans l’intimité des personnages à l’image du régime qui fait régner une atmosphère de surveillance perverse jusqu’au coeur du foyer. Des zooms appuyés et un constant tremblement de la caméra portée nous rappelle notre position de voyeur. Par ailleurs, ce style naturaliste emprunté au genre documentaire permet une plus grande immersion dans l’histoire. La progression vers la chute du régime est donc amenée au détour d’une radio ou d’une mention des émeutes à Timișoara. Témoins involontaires de ce déclin, les personnages rendent palpable la tension qui sous-tend la lutte entre maintien de l’ordre et entropie. On ne manquera pas de sentir cette image alors que les créateurs d’une émission TV en faveur du régime observent désemparés le maigre sapin de Noël tomber au milieu du décor.

Le début in medias res du film met en place cette idée de tension électrisante alors que Moreșanu nous introduit tour à tour une farandole de personnages. La caméra mouvante nous les présente en pleine action, l’un marchant d’un pas décidé et proférant des ordres, une autre se préparant à sortir et s’affairant devant son miroir. Cette entrée en matière risquée, le spectateur pouvant se perdre parmi tous les personnages, évoque pourtant habilement le climat d’urgence et d’instabilité de la société. Parfois, le réalisateur nous raccroche en ralentissant le rythme et en prenant le temps d’observer les personnages évoluant dans la ville. Ces vas-et-vient entre les différents points de vue dynamisent la narration et nous happent dans cette course effrénée, tel l’appel d’air d’un train en marche.

Vers la chute 

Bogdan Moreșanu restitue également l’ambiance crépusculaire de la Roumanie communiste au travers des crises que traversent les personnages eux-mêmes. Face à des obstacles qui deviennent de plus en plus insurmontables, ils sont poussés à l’extrême, et c’est cet instant précis qui intéresse le réalisateur. Entre conflits intérieurs, lutte intra-familiale, défi du pouvoir en place, les personnages sont réunis par leur volonté d’affirmer leur individualité. Aussi, la résolution du film au sommet de la tension dramatique est accompagnée par le Boléro de Ravel. Ce choix judicieux porte un sens aussi bien formel que symbolique car le crescendo de la mélodie bien connue du spectateur permet d’annoncer l’explosion de la violence. De même, Ravel s’inspire directement du bruit des machines de l’ère industrielle. Dès lors, la lutte des personnages est sublimée par l’orchestre qui les guide comme dans une danse mécanique. Avec un montage d’images d’archives des manifestations du 21 décembre 1989, le film prend une ampleur historique et nous laisse nous imprégner de ce vent révolutionnaire.

Tout en subtilité, Moreșanu nous laisse alors tirer les leçons de l’Histoire. Faire un film sur la chute du communisme en 1989 est un geste éminemment politique qui parle de la paralysie d’une société écrasée par le totalitarisme mais aussi d’une universelle aspiration à la liberté des individus.

Alice Dollon

Fiche technique
Ce Nouvel An qui n’est jamais arrivé de Bogdan Moreșanu (2024)
Roumanie, Serbie
2h18
Sortie française : 30 avril 2025
Distribution : Memento