L’effacement de Karim Messaoui : l’individu vidé de tout sens

L’effacement de Karim Messaoui : l’individu vidé de tout sens

Adaptation du roman éponyme de Samir Toumi, L’Effacement explore les malaises de la société algérienne au travers du personnage de Reda. Toujours dans l’ombre d’une figure d’autorité, le jeune homme tente de trouver sa place et de donner un sens à sa vie. Questionnant le fonctionnement des relations, du coeur de la famille aux rapports amoureux, en passant par le monde du travail, Karim Messaoui dessine le portrait d’une société malade, en proie à la violence, qui enferme les individus dans le modèle patriarcal. Les intérieurs aux éclairages verdâtres et les longs plans du désert installent un climat sombre et pessimiste. Devant un panorama désertique qu’on qualifierait naturellement de sublime, Reda ne trouve qu’une chose à dire :  « le silence, il est presque angoissant ».

Tuer le père

Homme froid et autoritaire, le père de Reda fait régner un climat de tension dans sa grande maison bourgeoise. À ses yeux, la réussite est la valeur absolue et elle passe par la démonstration du pouvoir. Il faut avoir une belle maison, il faut avoir une femme, une voiture et des enfants obéissants. Le personnage de Reda nous est alors introduit dans une position d’infériorité, soumis à la figure paternelle à l’inverse de son demi-frère qui se révolte en partant vivre à Paris. Face à deux modèles, l’un évoquant les injonctions paternalistes d’une société traditionnelle et l’autre, libéral, sacralisant l’individualisme loin des valeurs de la famille, Reda semble paralysé. Finalement, placé par son père au sein de son entreprise d’hydrocarbures, Reda se résigne à être le fils idéal. Karim Messaoui met en scène la progressive perte d’identité de son personnage qui fait tout pour convenir aux conventions.

En toile de fond, le climat politique est subtilement brossé, faisant peser sur la narration autant que sur les personnages un poids métaphorique. Le réalisateur manie avec précision l’art du non-dit, distillant un sous-texte sensible dans ses dialogues froids et non-naturels. La caméra joue avec une composition porteuse de symboliques fortes, parfois très littérales, comme lorsque Reda fait sa demande en mariage à contrecoeur et que l’on se retrouve derrière des barreaux, observant les deux jeunes s’enfermant dans un traditionalisme pesant. 

Perte de sens

Évoquant d’abord la perte littérale du reflet dans le miroir, l’effacement est aussi l’allégorie de la perte de sens, d’une lutte existentielle entre la société et l’individu et du grand vide qui étouffe le personnage autant que le spectateur. Aux premiers abords gentil et attentionné, caressant tendrement le chaton qu’a recueilli la femme de ménage dans la scène d’introduction, Reda nous apparaît de plus en plus insaisissable et froid. Le réalisateur travaille, en effet, dans le sens inverse de la narration classique. On voudrait s’attacher au personnage principal ou le voir évoluer jusqu’à la fin. Or, consciemment, Messaoui éloigne progressivement son personnage de ce modèle et ne le construit que dans la surface, évoquant le règne des apparences qui dicte les interactions au sein de la société. La résolution du film est alors aussi soudaine qu’inattendue, nous laissant un drôle de sentiment et beaucoup d’interrogations. Dénotant dans la grande horizontalité du film, cette avant-dernière scène d’une extrême violence voit le personnage de Reda devenir enfin le maître de sa propre vie, choisissant néanmoins un chemin qui l’emmènera nécessairement à l’emprisonnement, réel autant que symbolique.

Probablement en raison de la nature de l’adaptation, le récit progresse par chapitres juxtaposés. Étranger à sa propre vie, Reda subit donc les différents épisodes et nous l’accompagnons sans grande empathie, témoins de son errance existentielle. Servant cette idée de dépossession, la narration autant que la mise en scène nous apparaît froide et sans saveur. On se rattache cependant à une composition méticuleusement pensée, jouant avec la lumière qui découpe les silhouettes dans les intérieurs sombres et qui nous éblouit dans le désert. De même, le personnage de Malika apporte une fraîcheur nécessaire au film, présence salvatrice pour Reda qui, à l’instar du spectateur, admire la liberté de cette femme. Placés devant cette bouée de sauvetage à laquelle il est impossible de se saisir, l’évanescence de ce personnage nous laisse un goût doux-amer. On nous donne à voir la liberté et l’épanouissement possible de l’individu autant qu’on nous le retire. Toutefois, cet état de suspension dans lequel nous laisse le film nous permet de méditer sur notre propre rapport à l’autorité, à autrui et à la liberté. 

Alice Dollon

Fiche technique
L'Effacement de Karim Messaoui (2025)
1h33
sortie française : 7 mai 2025
Distribution : Ad Vitam