Un plan large du désert. La montagne se découpe dans le fond. Deux jeunes bergers et leurs chèvres traversent l’écran. Le bruit sourd du vent fait place à celui des végétaux que les corps traversent dans une suite de plans rapprochés. La caméra annonce d’emblée la grande corporéité du film. Placé au coeur d’une nature aussi aride que magnifique, les personnages sont mis à l’épreuve dans leur chair. La matérialité de la mise en scène donne à l’expérience spectatorielle une ampleur symbolique et sensorielle, nous laissant une trace aussi vive que le traumatisme à la genèse du film. De fait, Lofti Achour nous rappelle au début et la fin de son film que cette histoire est inspirée de faits réels : l’assassinat d’un jeune garçon dans la région de Mghila (Tunisie) en 2015, décapité par des terroristes et dont la tête a été ramenée à sa famille par son cousin.
Au coeur de l’intime

Sans grandiloquence ou misérabilisme, Lofti Achour embrasse la forme du drame qu’il travaille au prisme de la tragédie. Celle-ci permet de mettre en exergue les émotions extrêmes des personnages face à une situation extrême. Mais à la différence de la tragédie grecque qui purge nos passions, ici, Achour nous fait ressentir la blessure d’une famille, d’un pays, et on repart de la séance le coeur lourd. Afin de sublimer le fait divers traumatique, le réalisateur se place au plus près des personnages dans une mise en scène immersive qui nous fait sentir leur subjectivité. Dans des plans parfois oppressants, la caméra se rapproche aussi près que possible des personnages, dévoilant jusqu’aux pores de leur peau, la matérialité des corps.

Le personnage principal est le jeune Achraf, le cousin survivant de l’attaque. Le regard de l’enfant sur la cruauté de l’homme confère au film une vérité qui nous transperce. À sa hauteur, nous pénétrons dans la sphère la plus intime de la famille endeuillée. Cette proximité et cette authenticité sont permises par la caméra qui capture les émotions des personnages à la dérobée, dans l’embrasure d’une porte, derrière les rideaux diaphanes, entre les brins d’herbes desséchés du désert. Notre regard pourrait être celui d’un voyeur qui épie au travers de la serrure, à l’instar des médias qui s’introduisirent dans la maison de la famille pour filmer la tête du jeune garçon dans le frigo. Mais Lofti Achour, en restant proche du regard enfantin d’Achraf, met à distance les personnages regardés et nous laisse choisir notre posture face à l’image, évoquant à la fois la tendresse du jeune garçon pour ses proches et son incompréhension de la mort. Le choix de cette intimité par le réalisateur rend hommage aux victimes dans la pudeur et le respect. La sensorialité du film nous fait rentrer dans la famille tel un membre à part entière vivant la douleur de la mère, la colère du frère, la peur d’Achraf, dans notre chair.
Lorsque la violence extrême frappe, on atteint un nouveau degré d’immersion. Face à la violence physique ou morale, les émotions sont telles qu’elles débordent littéralement de l’écran. Le montage peut se faire rapide et on ne comprend plus l’action, comme si nous étions propulsés dans les yeux d’Achraf. Au contraire, les gros plans sont parfois lents et appuyés, montrant sans filtre la réalité de la matière brutalisée, les corps souffrants, le deuil impossible. Ces contrastes confèrent à la narration un rythme particulier, entre respirations contemplatives et violence absolue. Notre expérience spectatorielle est elle-même une épreuve. Nous devons endurer ces images qui s’inscrivent en nous comme elles le font dans le pays traumatisé.
La montagne sublime

Telle une présence fantomatique, la montagne peut autant être un paysage magnifique qu’un lieu étrange et menaçant. Le regard des enfants est là encore très justement amené afin d’illustrer cette ambivalence. Les deux cousins en font leur terrain de jeu et même si la menace pèse d’emblée au-dessus du récit, il faut faire avec : « N’aie pas peur mais fais attention aux mines ». Bientôt, un véritable fantôme vient hanter le jeune garçon. La montagne est l’espace du merveilleux, entre ciel et terre, elle devient une frontière palpable entre le visible et l’invisible.
Le paysage est baigné dans une lumière crue qui vient parfois effacer les reliefs de la roche. Jouant avec la surexposition, Achour produit une image éminemment sensible qui nous éblouit. Dans les intérieurs, cette lumière dessine des compositions picturales enveloppant les personnages dans une certaine douceur. La poussière omniprésente ajoute un léger grain dans l’air et fait vibrer l’image. Le film travaille par là la sensation de sublime. Nous sommes à la fois fascinés et terrifiés par ce paysage intemporel. Avec équilibre et pudeur, Lofti Achour restitue dans une volonté quasiment documentaire cet événement insupportable. Nous vivons sa laideur mais nous sommes frappés par la beauté paradoxale du merveilleux, des émotions, de l’intime.

Nous faire vivre un traumatisme, sans le sublimer, sans vouloir l’exorciser, sans juger ni imposer de morale : Lofti Achour immortalise cette mémoire tel un hommage à la résilience et au deuil d’une famille blessée. Nécessaire, cette histoire raconte l’incompréhensibilité de la violence mais aussi le courage, et l’amour absolu qui nous ramène à notre humanité commune.
Alice Dollon
Fiche technique
Les Enfants rouges de Lofti Achour (2025)
1h40
Sortie française : 7 mai 2025
Distribution : Nour Films