Le réalisateur Tim Mielants plante le décor. Une petite ville déserte aux trottoirs mouillés, les pierres grises des maisons, le ciel cendré d’une Irlande hivernal. L’atmosphère morose de cette communauté est brossée en quelques plans fixes. Bill Furlong, incarné par Cillian Murphy, est charbonnier. On nous l’introduit au travers d’une vitre sale, le charbon encrassant tout derrière lui, ou bien est-ce la ville qui est elle-même entachée ?
Lors d’une de ses livraisons, cet homme réservé est témoin des violences du couvent sur les jeunes filles qu’il accueille. Le film est adapté du roman Small Things Like These de Claire Keegan (2022) rapportant les abus d’institutions catholiques « réhabilitant » des jeunes filles dans le plus grand silence et la plus grande impunité. Mielants explore en profondeur les ressorts de cette omerta et dessine le portrait acerbe d’une société complice au travers du regard empathique de son vendeur de charbon.

Un homme qui observe
Bill Furlong n’est pas généreux en mots mais son regard en dit long. Le réalisateur prend un soin particulier à filmer les yeux perçants de Cillian Murphy qui laissent transparaître un grand discours intérieur. Traversant la campagne irlandaise avec son camion de livraison, il croise au début du film un jeune garçon qui semble errer le long de la route. Avant de sortir pour aller le saluer, il l’observe au travers de la fenêtre puis dans son rétroviseur. La lenteur du montage nous laisse le temps de partager les pensées du personnage. Avec lui on s’interroge, on médite, on s’indigne. Parfois propulsé dans ses souvenirs, on passe des yeux de l’enfant, derrière une fenêtre, regardant sa mère dont le reflet se superpose à la silhouette de Bill, aux yeux de l’adulte perdus dans le vide, devant la télévision. Tim Mielants parvient à faire passer son personnage de simple témoin, observateur en dehors des choses, à un homme bravant l’interdit, évoquant par cette métamorphose le pouvoir du regard. Regarder les choses en face c’est déjà agir et refuser de voir, c’est être complice.
La composition jouant avec les surcadrages rappelle parfois la structure des tableaux hollandais, figurant des personnages isolés dans le cadre d’une porte ou au bout d’une enfilade de couloirs. Sombres voire lugubres, les rues de la ville sont étroites et ne laissent aucune ouverture pour le regard, pas même le ciel qui se fond dans la palette grisâtre de la pierre. Le décor nous plonge dans une ambiance froide qui vient se heurter aux lumières colorées des décorations de Noël, à l’instar de la mélancolie de Bill qui contraste avec l’enthousiasme faussement joyeux de son entourage pour les fêtes.
« Pauvre créature… »
Par cette mise en scène d’une grande authenticité, Tim Mielants illustre l’hypocrisie de la communauté cachant derrière le vernis des festivités la peur et la violence. Cette dernière est autant physique, le traitement des jeunes filles « déviantes », que psychologique, représentée notamment par l’aura glaçante de la mère abbesse jouée par Emily Watson. La finesse des dialogues emplis de sous-textes témoigne d’une grande compréhension des individus dans leur complexité et leurs nuances. Dans la sobriété de la mise en scène, on appréhende la pression exercée sur les individus et on se sent pris à partie, témoin forcé du scandale.

La montée de la tension est permise par le rythme, installé dans la routine. Les livraisons quotidiennes du charbonnier ainsi que les préparatifs du réveillon sont perturbés tels une chaîne de vélo qui s’enraye. À la fin de chaque journée, Bill rentre chez lui, retrouvant les murs chaleureux qui résonnent avec les rires de ses filles. Présentée d’abord comme une bouffée d’air frais, la maison devient progressivement un lieu d’angoisses, d’insomnies et de disputes discrètes. Dans un geste presque rituel, Bill se lave mécaniquement les mains souillées par le charbon. Porteur d’une forte symbolique, ce geste est répété plusieurs fois au cours du film, Bill frottant la suie avec de plus en plus de vigueur, évoquant le poids du dilemme qui s’impose à lui.
La grande cohérence du récit, la force des personnages ainsi que la justesse de l’atmosphère permet une immersion totale dans l’histoire. Le réalisateur découd alors le discours moralisateur de la société irlandaise des années 1980 et nous offre un regard plus large sur le pouvoir de la peur. Au travers de sermons qui font résonner les voix machinales des fidèles, de pots-de-vin élégamment glissés dans une enveloppe pour les fêtes, d’une conversation autour d’un thé, l’Église immisce son contrôle partout. Personne ne peut remettre en question cette emprise autant religieuse que politique. L’épouse de Bill admet elle-même sa peur du regard des autres qui paralyse la communauté dans cette phrase terrible : « Si tu veux avancer dans cette vie, il y a des choses qu’il vaut mieux ignorer ». Grâce à un personnage légèrement en décalage avec ses pairs, Tim Mielants parvient à nous faire admettre un autre point de vue. Dans une société des apparences, du regard et du jugement, le personnage de Bill demeure droit et sensible. Sans dogme ni violence, il choisit d’agir et d’en assumer les conséquences. Le film s’arrête avant qu’on ne les constate, sans didactisme, nous laissant dans une attente optimiste.
Alice Dollon
Fiche technique
Tu ne mentiras point de Tim Mielants (2024)
Cillian Murphy, Emily Watson, Michelle Fairley, Eileen Walsh
1h38
Sortie française : 30 avril 2025
Distribution : Condor Films