Cannes 2025 | Rencontre avec Dion Beebe, directeur de la photographie consacré par l’hommage Pierre Angénieux

Cannes 2025 | Rencontre avec Dion Beebe, directeur de la photographie consacré par l’hommage Pierre Angénieux

Depuis 2013, Angénieux, fabricant d’optiques français reconnu dans le monde entier, met en lumière des directeurs de la photographie de stature internationale lors d’une cérémonie spéciale se tenant pendant le Festival de Cannes. Cette année, c’est l’Australien Dion Beebe, connu pour son travail auprès de cinéastes aussi éclectiques que Michael Mann, Jane Campion, Rob Marshall, Michael Bay, Clara Law ou encore Ang Lee, qui était à l’honneur.

L’occasion de nous entretenir avec un passionné de l’image qui s’est essayé à presque tous les genres cinématographiques (le cinéma de genre avec Collateral, 13 hours, Edge of Tomorrow…, la comédie musicale avec Chicago ou Le retour de Mary Poppins, le cinéma d’auteur intimiste avec Holy smoke et In the cut, etc.), et a connu la grande révolution des technologies numériques.

13 Hours © Photo courtesy of Dion Beebe. All rights reserved

Ecran Noir : Qu’est-ce qui a provoqué votre désir de devenir directeur de la photographie ?

Dion Beebe : Mon premier centre d’intérêt a été la photographie. Dès le lycée, j’empruntais l’appareil de mon père, qui était dentiste, mais avait une véritable passion pour la photo. J’ai donc voulu devenir photographe. J’avais été influencé par des photographes comme Guy Bourdin, Patrick Demarchelier, Helmut Newton… qui proposaient une approche éditoriale de la mode et faisaient un travail incroyable sur la composition et les couleurs. C’est ce qui a fait naître ce désir en moi.

Quand j’ai quitté l’école, j’ai travaillé en tant que photographe, et j’ai perdu un certain nombre de mes illusions face aux réalités de la photographie publicitaire. En découvrant cela à dix-huit ans, j’ai réalisé que cela ne pouvait pas être mon seul horizon. C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’aller dans une école de cinéma. C’était un cheminement assez naturel.

EN : Lorsque vous regardiez un film à l’époque, vous étiez déjà particulièrement attentif à la direction artistique, aux couleurs, aux mouvements de caméra ?

DB : Au départ, je m’intéressais surtout à l’histoire ! C’est plus à travers la photographie que j’ai commencé à m’intéresser aux aspects purement cinématographiques, comme la lumière ou l’image. Je n’avais pas sérieusement pensé à une carrière dans le domaine. Quand j’avais peut-être 14 ans, je suis allé voir par hasard Cris et chuchotements d’Ingmar Bergman dans un petit cinéma d’art et d’essai. Je n’avais aucune idée de qui était Ingmar Bergman ! Et quand je suis ressorti de la salle, j’étais une personne différente. Jusque-là, les films étaient principalement des divertissements. Et là, devant ce film, j’ai été bouleversé par l’aspect psychologique. J’ai réalisé à quel point le cinéma pouvait être puissant, perturbant. A quel point il peut changer notre manière de voir le monde. Ça a été un moment capital pour moi. Et vous savez, une fois que ce type de graine a été planté… Je crois que c’est la première fois que je me suis posé la question de savoir qui était le directeur photo – c’était Sven Nykvist – pourquoi les murs étaient rouges, pourquoi le sound design était si perturbant… 

13 Hours © Photo courtesy of Dion Beebe. All rights reserved

EN : Comment trouvez-vous votre propre espace de création dans l’univers visuel des cinéastes avec lesquels vous travaillez ?

DB : En tant que directeur photo, je reçois un scénario, je le lis, et immédiatement, une image se forme dans mon esprit : l’atmosphère, l’ambiance… Après cette première impression, j’essaye de prendre du recul par rapport à ces images spontanées, car je sais que je vais travailler avec quelqu’un d’autre. Donc j’essaye de voir tous les aspects possibles, d’embrasser différentes perspectives. C’est comme de regarder un objet et de marcher autour. Au fur et à mesure qu’on le regarde, notre point de vue change. Et l’un n’est pas nécessairement plus important que l’autre. Je trouve primordial de parvenir à garder cet état d’esprit, pour ne pas être trop fixé sur une seule manière d’appréhender les choses. Faire un film, c’est un travail collaboratif. Si je voulais travailler seul, je ferais toujours de la photographie ! 

EN : Comment cela marche-t-il : lorsque vous lisez un scénario, quelles sont les images qui vous viennent à l’esprit ? 

DB : Lors de ma première lecture, je réagis à l’histoire, et je vois comment elle me touche émotionnellement. Certaines descriptions peuvent me rester en tête, mais je les garde généralement à distance. À la deuxième lecture, en revanche, si c’est indiqué par exemple “extérieur nuit, Paris”, une image va commencer à se former. Et comme je connais déjà l’histoire, j’ai une idée plus précise : quand je pense à Paris, je sais qu’il ne s’agit pas des lumières scintillantes de la Tour Eiffel, mais de quelque chose de plus sombre, peut-être du brouillard… C’est une vue tout à fait différente de la même description, qui véhicule une toute autre atmosphère. 

EN : Est-ce comme cela que vous choisissez sur quels films vous allez travailler ?

DB : Je sais dès la première lecture si j’ai envie de travailler sur un film, car c’est d’abord l’histoire qui m’attire. Et puis je pense qu’on peut prendre n’importe quelle histoire et trouver un style visuel intéressant. Il n’y a pas de raison que certaines histoires n’aient pas d’atmosphère spécifique. Et il y a toujours une manière de contribuer à cette atmosphère. 

Collateral © Photo courtesy of Dion Beebe. All rights reserved

EN : Vous avez travaillé avec des cinéastes qui ont un univers particulièrement affirmé…

DB : Michael Mann, par exemple, est un cinéaste avec une vision très forte. C’est important pour moi en tant que directeur photo d’être capable d’être là et, d’une certaine manière, de l’assister dans cette vision et dans sa réalisation. Pouvoir le guider ici ou là, ça fait aussi partie du processus. Mais bien sûr, c’est toujours différent d’un cinéaste à l’autre. Certains sont très techniques, d’autres ne le sont pas du tout. Il y a en a qui veulent tout storyboarder, d’autres préfèrent juste en parler, et découvrir les choses sur le tournage. La flexibilité est en quelque sorte la clef. Il faut parler le même langage qu’eux et véritablement travailler avec eux. Il peut parfois y avoir trop de points de vue, donc plus on est aligné, mieux c’est. 

EN : Quel est votre propre processus ?

DB : Si je travaille avec quelqu’un, je vais regarder un maximum de ses films précédents, car c’est la meilleure indication sur son type de langage, son style visuel, les ambiances qu’il ou elle aime… Ensuite, comme je le disais avant, cela passe par le dialogue. Ce que je préfère, c’est m’asseoir autour d’une table avec le réalisateur ou la réalisatrice, et lire le scénario, parler des scènes… Il ne s’agit pas encore de décortiquer les plans, mais juste d’avoir cette conversation. Et petit à petit, quelque chose émerge. C’est vraiment un moment qui me plaît ! Parce que si on entre trop vite dans les détails : premier plan, deuxième plan, etc. on se contente d’assembler les plans sans avoir défini en amont les intentions, l’atmosphère, tous les éléments abstraits qui constituent la narration. 

EN : Il faut d’abord trouver un langage commun avant d’entrer vraiment dans les détails de la cinématographie ?

DB : Identifier des éléments visuels, la manière dont on va bouger la caméra, tous ces éléments généraux, oui, cela crée un langage commun. Et ensuite, on peut décortiquer les scènes plan par plan. À ce moment-là, je trouve qu’il y a plus de cohérence. Bien sûr, le but de tous les cinéastes est de trouver un langage et un style, mais je crois que pour eux, ce qui est le plus important, c’est surtout de trouver cette cohérence. Une continuité du langage à travers le film.

Gemini Man, with Ang Lee & Jerry Bruckheimer © Photo courtesy of Dion Beebe

EN : Au cours de votre carrière, vous avez vécu un changement technologique radical avec l’émergence puis la généralisation du numérique. Quel impact cela a-t-il eu sur votre travail ? 

DB : Vous savez, de manière générale, le cinéma est en perpétuelle évolution. Chaque fois que je travaille sur un nouveau projet, j’apprends quelque chose de nouveau. Mais c’est sûr qu’il y a eu quelques grands moments de bascule, et l’un d’entre eux est Collateral avec Michael Mann, qui est ma première incursion dans le numérique. C’est lui qui m’y a amené. Il s’intéressait au format et voulait l’utiliser pour filmer de nuit à Los Angeles. Quand je suis arrivé sur le projet, j’avais fait quelques tests. Mais c’est vraiment une manière totalement différente de tourner un film. J’avais l’habitude de travailler dans le monde de réactions photosensibles de la pellicule, et tout à coup j’étais confronté à un médium purement électronique, fait de pixels ! Il y a un moment où je me suis demandé pourquoi on faisait cela… Mais quand on a commencé à tourner de nuit à LA, avec ce ciel, ces lumières urbaines… ça a été comme une révélation. Nous n’aurions jamais pu faire ça en analogique. On pouvait littéralement voir la nuit ! Et bien sûr, le numérique a totalement changé notre manière de travailler. Maintenant on tourne dans la rue avec des capacités d’exposition à la lumière supérieures à tout ce que notre ancien équipement réuni pouvait accomplir. Les caméras actuelles sont tellement sensibles… Elles ont tellement de capacités. Tout a changé. Cela a rendu les choses tellement plus accessibles pour les jeunes cinéastes, les étudiants… 

EN : Vous avez continué à expérimenter ces nouvelles manières de filmer…

DB : Oui ! Pour moi, l’autre grand “moment” technologique, c’est d’avoir travaillé avec Ang Lee sur Gemini Man en High Frame Rate [NDLR : cadence élevée, au-delà du ratio traditionnel de 24 images par secondes]. Beaucoup de cinéastes ont expérimenté cette technologie, notamment Peter Jackson et James Cameron. Mais Ang Lee, parce qu’il est Ang Lee, a voulu la pousser plus loin, bien au-delà des 48 images par seconde, et on a donc tourné en 120 images par seconde. C’est un format remarquable, mais personne ne l’a réellement vu car on ne peut tout simplement pas projeter le film tel qu’il a été tourné. Ang Lee l’a souvent dit : nous ne sommes pas prêts pour cette manière de faire des films. Mais je dois dire que voir un film réalisé en 120 images par seconde, projeté en 3D et en 4K, ça ne ressemble à rien de connu. Je ne pense pas qu’on en ait fini avec ça. Il y aura d’autres opportunités d’expérimenter à l’avenir. Comme le dit Ang Lee, nous avons ces nouvelles caméras qui peuvent filmer avec des ratios d’images différents : pourquoi est-ce qu’on continue de répliquer à l’infini le processus originel ? Je crois qu’on est réticent à aller dans cette direction parce que c’est perturbant. Mais le fait de faire des films devrait être perturbant ! On devrait être en train de repousser les limites de la technologie. Maintenant, on explore les possibilités de l’intelligence artificielle, et ça aussi, ça va être incroyablement perturbant. Mais on doit s’y confronter, et comprendre de quoi il s’agit.