Festival du film de la Rochelle : des images et des sons de la Palestine

Festival du film de la Rochelle : des images et des sons de la Palestine

Le Festival du film de La Rochelle, parmi des rétrospectives et hommages consacrés à des cinéastes, choisit tous les ans d’honorer la cinématographie récente d’un pays : cette année, ce fut la Palestine. De Gaza au camp de Yarmouk, de Tibériade à Haïfa, sans oublier la Cisjordanie, la programmation du festival retrace une carte de géographie en neuf films auxquels on peut ajouter le Put your soul on your hand and walk de Sepideh Farsi (sélectionné à l’ACID à Cannes) dans la section documentaire. Ces films, longs et courts métrages, documentaires mais aussi fictions, n’ont de cesse de documenter une histoire et un territoire, comme une réponse à tous ceux qui nient leur existence. Les images et les sons deviennent dès lors des preuves, formant une trace, indélébile dans les yeux du spectateur. Penchons-nous sur quelques spécificités de ces œuvres.

Huis-clos et ouverture par le dialogue

S’il apparaît comme un choix subi, le huis-clos nous place dans une empathie immédiate avec des personnages qui n’ont pas le droit de quitter un territoire. C’est le sujet même de Put your soul on your hand and walk où l’iranienne Sepideh Farsi filme ses échanges vidéo avec la jeune photographe gazaouie Fatem Hassona. L’une voyage de la France au Maroc en passant par l’Italie, alors que l’autre passe d’une ruine à l’autre dans un périmètre très restreint, une prison à ciel ouvert. Le cadre même du smartphone enferme le visage de Fatem, et la répétition des scènes (pas de nourriture, bombes au fond du cadre, mauvaise connexion) donne à ressentir un peu de l’emprisonnement de la jeune journaliste.

De même, l’oscarisé No Other land de Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham et Rachel Szor (2024) fait dialoguer deux personnages, un activiste palestinien (Basel Adra) et un journaliste israélien (Yuval Abraham) dans un village en Cisjordanie. Réquisitionné comme territoire pour l’armée en 1981, Masafer Yatta acquiert une dimension mythologique. Assistant le jour à la destruction de leurs maisons, Basel et les villageois, bientôt aidés de Yuval, reconstruisent la nuit, devenant des Sisyphes modernes. Le jeune Palestinien lutte à sa manière, en organisant des manifestations ou en pointant sa caméra vers les soldats. Dès les premiers plans, on voit d’un côté une voiture de police et de l’autre un petit camescope : pouvoir contre pouvoir, tout est dit. Plus tard, Basel brandit sa caméra comme une arme, en criant « je vous filme » à des soldats qui aident les colons masqués à commettre leurs exactions. Dans une autre scène mémorable, il est poursuivi par des soldats, et la caméra court, puis tombe avec lui…

Seul antidote à cette violence : l’amitié. Au début de chacun des deux films, les personnages se présentent l’un à l’autre, et chaque scène va un peu plus loin dans un lien, bouée de sauvetage dans un récit condamné à rejouer attaques et destructions. Si la réalisatrice iranienne invite Fatem à venir à Cannes avec elle, proposition impossible, Basel met habilement en lumière la question de la liberté de mouvement, et donc de l’inégalité – le soir, seul Yuval peut passer la frontière. Un plan suffit à dire cette ségrégation : vue du côté cisjordanien, la voiture israélienne passe le checkpoint sans difficulté par une voie réservée. A la fin, les deux jeunes hommes imaginent un avenir comme dans un teen movie où deux adolescents s’apprêteraient à quitter le lycée. Mais, entre les moments d’action, le film dévoile la désillusion de Basel : malgré ses études de droit, il est maçon ; et il poursuit la lutte de son père sans même imaginer avoir lui-même une famille. Plus que de son village finalement, il est prisonnier du temps

Néoréalisme palestinien : les ruines du réel

Le sous-titre de Little Palestine d’Abdallah Al-Khatib (2021), « journal d’un siège », donne le la : c’est de l’intérieur, sans aucun point de vue extérieur, que l’on suit au jour le jour la vie du plus grand camp de réfugiés palestiniens du monde, Yarmouk, dans la banlieue de Damas, de 2013 à 2015. C’est l’agonie d’un peuple en même temps que sa survie qui est filmée, alors que le camp sera démantelé, détruit, et que les habitants – issus de l’immigration forcée de 1948 – devront une nouvelle fois s’exiler.

Al-Khatib filme des micro événements dans des ruines, qui ne sont pas sans rappeler celles d’Allemagne année zéro de Roberto Rossellini. Les petites caméras vidéo et les smartphones ont pris la place du noir et blanc charbonneux mais la mise en scène, comme dans le néoréalisme, se charge d’une morale de la nécessité – filmer les vestiges, rendre compte de l’horreur. Comme pour Fatem ou Basel, la dramaturgie échappe aux personnages : c’est celle d’un siège, où l’espace et le temps leur sont volés.

La caméra de Al-Khatib tremble parfois non pas pour recadrer un visage mais parce que la bombe qui tombe au fond du cadre pourrait tout aussi bien tomber sur le réalisateur. Fragile bouclier, elle enregistre une mort sans cesse repoussée. Car plus que la mort – pourtant présente à chaque scène, comme ce cadavre de vieille dame que l’on transporte dans une rue étroite – c’est la survie que filme le cinéaste : des enfants qui sourient à la caméra, jouent, ou cette petite fille qui cherche des herbes à faire cuire au beau milieu d’un champ dévasté – image qui convoque à nouveau Rossellini dans un échange inoubliable.

Al-Khatib, comme le quatuor de No Other land et comme le film de Farsi, filment un présent en train de disparaître : Yarmouk n’existe plus, les villageois de Masafer Yatta sont contraints à l’exil, et Fatem a été tuée. Les cartons à la fin de ces trois films nous disent la fin d’un monde. Little Palestine débute d’ailleurs par une image du camp d’avant 2013 et il suffit d’un fondu enchaîné entre deux plans de la même rue (avant et pendant le siège) pour révéler l’ampleur du désastre. Ainsi entre le raccord du début et le noir de la fin, c’est un territoire qui a été englouti une seconde fois.

À leur manière, les films sont des banques d’images pour le futur. Cela semble l’idée même qui préside le film collectif From Ground zéro (2024), porté par le réalisateur palestinien Rashid Masharawi qui a demandé à vingt-deux cinéastes gazaouis de réaliser avec les moyens du bord (donc aucun) un très court film. Si certains sont fictionnels, tous sont dévorés par le réel. Dans l’un d’entre deux, une réalisatrice suit un taxi local conduit par un animal et coupe son film au milieu : elle avait prévu une autre fin, mais la mort a touché sa famille et elle ne se sent pas capable de terminer sa fiction.

Elle raconte face caméra le dénouement qu’elle aurait souhaité (la mort de l’animal), actant l’impossibilité de dépasser l’horreur du réel. Un autre des films suit un vieux professeur qui cherche à brancher son téléphone (sans succès), puis à boire (sans succès) et à manger (sans succès). Il rentre à son campement comme il en est sorti, croisant seulement un ancien élève qui lui propose son aide (qu’il refuse). Image d’une vie qui n’est plus, mais survie d’un lien humain. Impossible de déceler si ce professeur est vraiment professeur, où est la part de fiction et celle du réel… et peu importe. Une des intrigues qui revient de film en film est la recherche d’un parent sous les décombres, mais c’est moins le résultat de cette action tragique que l’acte de chercher qui est filmé. Le décor devient le sujet même de ces courts films. Gaza est le cœur battant de ces images qui rappellent l’exposition « les trésors de Gaza » exposés au musée du Monde arabe – un bout de pierre comme un pan d’Histoire, volé au néant de l’oubli.

L’exil de la fiction

Soulignons que les fictions proposées soient toutes des histoires empêchées, comme subtilisées aux personnages. 200 mètres d’Ameen Nayfeh (2020) est l’histoire d’une recherche désespérée de part et d’autre d’un mur, tandis que le court-métrage Une orange de Jaffa de Mohammed Almughanni tourne autour du passage d’un checkpoint, passage qui n’aura jamais lieu. Les deux films de la réalisatrice Maha Haj, son long Fièvre méditerranéenne (2020) comme son court Upshot (2024), évoquent des arrangements avec le réel. Dans le premier, un personnage d’écrivain colle son voisin malfrat sous prétexte de documenter son milieu pour un livre, sans voir que c’est lui qui se fait voler son histoire… Et dans le second, un journaliste vient documenter une réalité niée par un vieux couple de Palestiniens, qui eux préfèrent, survie oblige, le fantasme d’une vie qui n’aurait pas été totalement détruite…

Ces arrangements avec la réalité sont aussi au cœur de Chroniques d’Haïfa de Scandar Copti (2024) où quatre histoires, se croisant, évoquent la domination de parents, juifs ou arabes, en particulier des mères et des sœurs. Contrefaire un papier médical sur la sexualité d’une jeune femme ou une échographie : le corps même des femmes devient l’enjeu d’une prise de contrôle par les autres. Si le scénario semble particulièrement tissé, le réel vient contrecarrer la fiction huilée grâce à des comédiens et comédiennes non professionnels.

Le documentaire Bye Bye Tibériade de Lina Soualem (2023) raconte l’exil d’une actrice, Hiam Abbas, qui revient à Tibériade, le lieu où sa famille s’est réfugiée. Une jeune femme filme sa mère qui s’est exilée en Europe pour être comédienne, loin de sa mère, de sa grand-mère, et de ses sept sœurs. Les images d’archives noir et blanc de la Nabha font écho aux récits familiaux, et les vidéos familiales prennent elles aussi le statut d’archives. Une vidéo des années 1990 filme le visage fermé de la toute jeune Hiam Abbas au mariage de l’une de ses sœurs : elle est ailleurs, et ce que n’avait sans doute pas vu le caméraman de l’époque saute aux yeux de Soualem et du spectateur. Les images révèlent ainsi parfois leur secret à retardement.

Le titre révèle bien le double enjeu du film : c’est bien l’histoire d’un lieu (Tibériade comme refuge) mais aussi celle d’un adieu sans cesse renouvelé, que doivent faire ces femmes à leur territoire, et les unes aux autres. Ainsi lors d’une scène bouleversante, Abbas raconte ses retrouvailles avec une tante qui s’est retrouvée séparée de sa famille, de l’autre côté de la frontière, en Syrie. Cela pourrait donner naissance à un sublime mélo (on pense aux deux sœurs séparées de La vie invisible d’Eurídice Gusmão du brésilien Karim Aïnouz), car ce que filme Soualem, à chaque scène, c’est un arrachement. Hiam Abbas est la seule, dans tous les films proposés, dont l’exil est un choix. Il est notable que ce soit pour accomplir son rêve de cinéma.

Là où les fictions proposent de jouer sur la matière même du scénario (une histoire réinventée, tronquée, volée), les documentaires font de l’image leur sujet : smartphone filmé dans Put your soul, informations télévisées qui rythment No Other land, caméra qui interagit sans cesse avec les personnages dans Little Palestine ou From Ground zero. Quant à Bye Bye Tibériade, le film passe d’un format à l’autre, filmant Abbas dans un beau Scope sur un balcon après des images d’archives en 4/3. La diversité des matériaux devient le signe d’une réparation toujours en mouvement et laisse donc peu de place aux plans figés. Les seuls moment de paix sont ici ceux où Salem filme sa mère endormie sur un canapé, ou un plan en voiture, dans No Other land, quand Yuval conduit et semble veiller Basel, épuisé, qui s’assoupit à côté de lui… Tous ces films, actes politiques, militants, nécessaires, deviennent aussi des machines à rêver, où le cinéma apparait comme la dernière des utopies.

Martin Drouot