Dans On falling, Laura Carreira ausculte la réalité monotone et aliénante des jobs précaires

Dans On falling, Laura Carreira ausculte la réalité monotone et aliénante des jobs précaires

Aurora est une préparatrice de commande dans un entrepôt écossais. La jeune immigrée portugaise travaille sans passion dans un environnement toujours plus monotone, courant après les codes-barres. La boucle infernale de son quotidien se répète inlassablement et les interactions avec les autres personnages sont aussi rares que précieuses. Laura Carreira dépeint la réalité des jobs précaires, souvent pourvus par des travailleurs immigrés, et plus largement la question de l’enfermement des individus.

Bip, bip, bip… Le cinéma social de Laura Carreira

Dans un immense entrepôt où le temps est chronométré, Aurora déambule dans les rayons, armée de son chariot et de son scanner. Sans caractérisation, ce personnage est aussi neutre que le gris-bleu du décor. Elle partage d’ailleurs le même quotidien que la plupart des personnages qu’on rencontre au cours du film. Le premier plan saisit cette dépersonnalisation avec froideur : les employés de l’entrepôt se confondent, passant tour à tour dans un portillon qui s’apparente étrangement à une porte de contrôle douanier. L’intention de la réalisatrice est claire, faire passer la réalité du travail précaire des « pickers » au travers d’une mise en scène de la répétition, de la monotonie et du désenchantement.

Dans le monde d’Aurora, gouverné par les codes-barres et les étiquettes, la routine installe un sentiment pesant d’aliénation. La caméra porte une attention particulière aux gestes que le montage laisse durer à l’écran. L’enchaînement monotone des gestes du travail (essentiellement scanner les articles) contamine le quotidien et la sphère intime. Lors d’un entretien d’embauche, on demande à Aurora ce qu’elle fait après le boulot et elle ne trouve à répondre qu’un honteux « je fais la lessive ». La mise en scène crée dès lors une continuité entre l’espace clos de l’entrepôt et le décor de la colocation, sans ouverture sur l’extérieur.

Subtil équilibre entre lenteur et répétition, le rythme du film nous hypnotise et nous plonge dans la même langueur qu’Aurora, sans nous ennuyer. Laura Carreira parvient même à installer un certain suspense alors qu’on sent la pression des tâches chronométrées. Très proche des corps, la caméra nous force à partager la froideur de l’environnement du personnage. On finit même par s’habituer peu à peu au climat anxiogène et inconfortable du travail. 

Toutefois, Laura Carreira nous fait sortir de cette torpeur par des détails bien trouvés, qui nous rappellent l’inquiétante normalité de cette aliénation. La faim due à la privation par manque d’argent, les scarifications cachées par le bout d’une manche, la multiplication des commandes de cordes… La mise en scène et le montage font discrètement apparaître ces réalités à l’écran, sans commentaire. On est comme Aurora, pétrifiée devant ces souffrances banalisées qu’on ne peut que regarder, impuissants.

Incommunicabilité 

Derrière le réalisme de la mise en scène, on sent la présence de Ken Loach, co-producteur du film, mais aussi l’expérience de la solitude et de la banalité chez Chantal Akerman. On éprouve le même malaise face au quotidien morne de Jeanne Dielman (Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles) occupé par les tâches ménagères et qui nous renvoie à notre propre solitude. Bien qu’ancré dans l’expérience particulière des « pickers », pour laquelle Carreira s’est beaucoup documentée, le vécu d’Aurora n’a rien de singulier. Plongée dans le noir de sa chambre, au milieu de la cantine ou seule dans la cuisine, le portable collé à la main, la jeune femme scrolle inlassablement. Le visage éclairé par la lumière bleue et le silence entrecoupé des vidéos courtes ne va pas sans nous rappeler notre propre quotidien. On Falling nous confronte avec sobriété à une incommunicabilité bien installée dans nos vies.

Les quelques dialogues qui rompent le silence ambiant tournent autour des séries que les personnages ont vues ou de la météo. La vanité des échanges montre à la fois la perte de liens autant que la volonté d’interagir. Aurora semble de fait aussi fuyante que dans un besoin maladif de contact.

La jeune femme ne se dévoile même pas devant le spectateur et demeure une figure mystérieuse. On est mis face à son quotidien, tels des voyeurs, sans pouvoir rentrer dans sa bulle. Lorsque la jeune femme porte des écouteurs, on pourrait avoir accès à un pan de sa vie intérieure, mais elle ne nous laisse même pas écouter sa musique, qu’on entend seulement vaguement, restant en dehors, dans le silence pesant de la colocation. Pour plaisanter, une de ses colocataires parle du « fantôme de l’appartement » qui vole le chocolat des tiroirs et on comprend rapidement qu’il s’agit d’Aurora. Spectre de nous-même, le personnage semble flotter dans sa propre vie, subissant la pénibilité de son travail et le vide de son existence.

Face au silence de la jeune femme, on est forcé d’imaginer ses pensées. C’est là que réside la grande force de la mise en scène de Carreira. Tout en pudeur et non-dit, on ne peut que plaquer notre propre expérience sur son personnage. Sans s’appesantir dans le pessimisme ou dans le misérabilisme, Laura Carreira nous offre un point de vue objectif, quasi-documentaire, sur la vie des travailleurs précaires. Elle se place dès lors dans une continuité d’un cinéma social ancré dans le réalisme nous confrontant à notre propre malaise vis-à-vis des inégalités. Mais au-delà de la question sociale, elle nous confronte au questionnement existentiel de notre solitude en posant sur son personnage un regard empli d’empathie et de sensibilité.

Alice Dollon

Fiche technique
On Falling de Laura Carreira (Royaume Uni, Portugal), 2024
Avec : Joana Santos, Inês Vaz, Piotr Sikora, Neil Leiper
1h44
Sortie française : 29 octobre 2025
Distribution : Survivance