Absent des écrans depuis plus de trente ans, le réalisateur espagnol Victor Erice méritait sans doute mieux qu’une sélection à Cannes Première avec son nouveau film, Fermer les yeux. Un conseil : ouvrez-les en grand!
« Je veux que vous retrouviez quelqu’un. » C’est la phrase clé prononcée par un comédien dans un film qui se tourne près de Paris en 1990. Un vieil homme souhaiterait revoir sa fille, à l’autre bout du monde. Celui qui doit la chercher est un anti-franquiste, incarné un acteur de belle allure, une vedette de son époque. Un film dans le film. Plus de vingt ans plus tard, Le regard de l’adieu est inachevé. Le comédien principal a disparu en plein tournage. Celui qui fictionnellement devait partir en quête d’une personne disparue est finalement celui que nous allons chercher tout au long du film.
« Tu crois qu’on se souvient de lui? »
En invitant à fermer les yeux, Victor Erice nous convie à un voyage intérieur passionnant qui tend tout entier vers le mystère et l’imaginaire. Cette enquête qui emprunte au genre policier, sorte de cold case sans meurtre, est en effet un hommage au cinéma, de ses acteurs dont le mythe perdure au-delà de leur disparition, aux techniques « ancestrales » comme la bonne vieille pellicule qu’on aime vénérer par fétichisme. Cependant, il ne s’agit pas seulement de déterrer le passé pour le glorifier à l’aune d’une époque où toute absence et toute incertitudes sont suspectes.
Par sa déclaration d’amour épurée au 7e art, du train arrivant à La Ciotat à la chanson culte de Rio Bravo, cette œuvre ample, non avare en surprises, est avant tout une saga patiente sur le temps. Savoir vieillir (« sans peur et sans espoir« ) est difficile. Tout comme se retirer du monde (ou du cinéma). En effectuant un retour dans le temps, en alternant les récits fictionnels d’un film inachevé avec une réalité (toute aussi fictive) de ce film très abouti, Victor Erice met en scène concrètement ce temps variable : des moments lents s’enchevêtrent avec des accélérations, des contemplations s’entremêlent avec des séquences vivantes. Tout cela traduit une tension invisible entre nostalgie du passé et temps présent qui mène inexorablement à la mort et à l’oubli. Avec ce conflit caché et un rythme volontairement irrégulier, le film nous embrasse autant qu’il nous envoûte.
« Non seulement, j’ai perdu un ami, mais j’ai aussi perdu un film. »
Cela multiplie aussi les pistes de cette investigation où le suspense reste un artifice scénaristique, ici habilement mené. Chacun a sa théorie sur les événements d’il y a plus de vingt ans. Chacun a ses convictions sur les découvertes de l’enquête. Avec une économie de moyens – peu de personnages et une mise en scène au cordeau -, Victor Erice réussit l’exploit de nous faire croire à une saga presque romanesque où l’illusion, le mirage et l’imagination donnent un sens à des vies.
Fresque existentielle
Car Fermer les yeux est avant tout une fresque existentialiste. Pour quoi vivre? Ou pour qui?
De cette Madrid moderne, envahie par le capital, le voyeurisme, le sensationnalisme, et cette Andalousie des marginaux, aux bonheurs simples et à la solidarité sincère, le cinéaste tire une fable où, bien sûr, comme toujours dans son cinéma, l’observation du monde se mélange à des éléments autobiographiques et des craintes personnelles. À commencer par l’amnésie d’un des personnages, allégorie de la perte de mémoire – l’oubli du passé, de l’Histoire, du cinéma -, et l’envie de transmission et de réconciliation.
« Les miracles au cinéma, ça n’existe plus depuis Dreyer. »
Bien sûr, il reste le rêve. Cette matrice inhérente à la création. Un onirisme plus grand que soi. Dans la partie d’échecs où les songes et le cinéma se confrontent au réel et à la fatalité, il faut peut-être mieux que le premier l’emporte.
Le dernier regard
On ressent toute la sensibilité du cinéma d’Erice qui parvient à explorer de manière minimaliste les émotions les plus complexes et les plus profondes grâce à une nuée de moments intimes, de détails subtils, de regards et de gestes indicibles. Une forme de poésie visuelle qui n’empêche pas l’immersion ou l’implication du spectateur, au contraire. Grâce à une narration qui valorise les émotions plutôt que les explications, ponctuée de silences et de scènes d’ambiance réussies, il propose un film qui interagit de manière sincère et sans manipulation avec celui qui le regarde.
Car tout est affaire de regards, de réflection (et de réflexion), de miroir. Puisqu’il n’y a pas de réponses certaines à toute cette énigme, à ce sentiment d’inachevé ou de mystère, le film puise dans nos propres songes. Il entrouvre les portes qui nous facilitent l’évasion. Et c’est à nous de regarder le grand écran comme l’acteur qui incarne le comédien disparu se laisse glisser dans les abymes de son reflet. Que perçoit-on? N’est-ce pas qu’une projection interprétée de notre cerveau à travers nos yeux? C’est ce dernier regard qui compte. Celui qui interpelle le spectateur et celui qui protège l’âme et les secrets insondables de chacun. Une introspection qui renvoie à d’inombrables questions. Comme cet ultime plan, qui va nous hanter longtemps.
Un film peut-il raviver la mémoire, faire renaître le temps révolu, réveiller les souvenirs et consciences enfouis? Peu importe si le disparu a été retrouvé, s’il se reconnaît, si, en fermant les yeux, il relie son passé au présent. Sans heurts, et avec génie, l’odyssée quasiment immobile conduit à un apaisement bienveillant, loin de toute morale ou de toute affirmation. Libre d’interprétation.
Mise en abyme d’un long silence et d’une résurrection
Fermer les yeux, aventure touchante et captivante sur l’incarnation (et la résurrection), ne cherche rien d’autre qu’à explorer les arcanes d’une vie qui peut se confondre au cinéma et se fondre dans l’irréel. La quête de simplicité et l’accumulation des doutes fusionnent au final vers une certaine sagesse à l’écart du bruit du monde. Néanmoins, en sortant de sa retraite, en filmant ses tourments actuels, le cinéaste espagnol démontre, paradoxalement, la force d’un art qui dicte ses conditions à son créateur : on ne peut pas fermer les yeux et vivre continuellement dans le passé. Il faut bien vivre… et éventuellement, pardonner à ceux qui vous ont offensés. Et pour cela, il faut bien veillir, même si le corps, les cellules, l’esprit, les neurones nous lâchent.
Plus qu’un testament, ce grand mélodrame est finalement un hymne à l’amour du 7e art, pour ce qu’il peut réaliser : vivre ce qu’on ne peut pas, ou plus, vivre. Ainsi, il prouve, magistralement dans un vertige métaphysique, toute la puissance qu’une fiction aussi mélancolique soit-elle, peut produire sur celui qui s’y abandonne. Victor Erice déploie avec une aisance bluffante un récit sur la disparition pour espérer finalement qu’il ne soit jamais trop tard pour revenir parmi les autres, pour exister face aux contes décérébrés et uniformisés, pour réinventer un projet abandonné. Ou tout simplement pour filmer une histoire merveilleuse.