Cannes 2024 | L’Avé Maria de Jessica Palud

Cannes 2024 | L’Avé Maria de Jessica Palud

Maria n’est plus une enfant et pas encore une adulte lorsqu’elle enflamme la pellicule d’un film sulfureux devenu culte : Le Dernier tango à Paris. Elle accède rapidement à la célébrité et devient une actrice iconique sans être préparée ni à la gloire ni au scandale…

« J’ai eu une belle vie. » Ainsi commence le récit de Vanessa Schneider sur sa cousine, l’actrice Maria Schneider (Tu t’appelais Maria Schneider, Grasset). La journaliste, dans son prologue, écrit : « J’avais depuis si longtemps pris l’habitude de te plaindre, de m’inquiéter pour toi, de m’assombrir sur tes malheurs qui étaient aussi les nôtres. Tu y croyais, pourtant. « J’ai eu une belle vie. » Et c’était si bon que voies les choses ainsi. »

Jessica Palud n’a pas forcément retenu cette facette optimiste de la vie de Maria Schneider, fille naturelle de Daniel Gélin, nièce de l’écrivain et psychanalyste Michel Schneider. Du matériau littéraire de Vanessa Schneider, qui alterne avec brio la vie de la comédienne et les souvenirs qui la relie à sa cousine, il reste essentiellement quelques grands chapitres. Du texte à la première personne, on passe au film à la troisième personne. La vie ne fut pas si belle, en effet.

Maria Schneider est un fantôme qu’on ne convoque pas sans risques. Gloire et décadence, elle a été, avant tout, hélas, un objet de fantasme (jusque dans la photo, « bestiale », choisie par Libération pour sa nécrologie). Avec Maria, la réalisatrice en fait un sujet politique. Elle la réhabilite, consciente que le rejet d’hier n’est plus d’époque. Que l’accusée est devenue par la force des faits la victime.

Diptyque

« Il y a la honte et il y a la fierté. La fierté de ne pas être comme tout le monde » écrit la cousine. C’est bien de cela dont il s’agit. Une mère possessive, explosive et rancunière (Marie Gillain, formidable), un père vedette noyé dans ses dénis (Yvan Attal), une jeunesse dans les années 1960… Le désir d’être actrice. Le rôle d’une vie. Le trauma qui ne s’effacera jamais. La tâche. Même l’héroïne qui se répand dans les veines ne peut pas l’effacer.

Le scénario se construit autour de la destruction et la fragile reconstruction de la comédienne. Le tournage du Dernier Tango à Paris prend une place aussi importante (ascension) que la descente aux enfers (addiction).

Ainsi, la gloire illusoire (un film de Bertolucci, avec Marlon Brando) est saccagée par une réalité : un viol. « Brando te retourne, baisse ton jean, se saisit d’une motte de beurre, la balance entre tes fesses et se plaque contre toi. Tu te débats, tu cries, tu pleures. Tu ne peux pas t’échapper, le corps de Brando t’écrase au sol. Bertolucci filme ta terreur et ta colère. (…) Ça n’a pas duré longtemps, mais pour toi, une éternité. »

« Ce n’est qu’un film »

Cet extrait du livre devient l’acmé du film. Et Jessica Palud s’en sort brillamment. D’abord parce qu’elle ne détourne pas le regard, sans être voyeuriste. Plusieurs angles : Brando qui vient chercher cette motte de beurre, Bertolucci (Giuseppe Maggio, monstre aux allures de playboy) hypnotisé par ce qu’il film, une scène de viol, à la fois simulé mais bien réel, les équipes techniques autour sidérées et silencieuses, complices finalement.

Et puis surtout la caméra ne quitte pas le visage, les larmes, l’effroi d’Anamaria Vartolomei, juste et intense de bout en bout en Maria Schneider, tantôt lumineuse, tantôt blessée. Il y a quelque chose d’Adjani et de Gainsbourg dans son jeu qui convient parfaitement à la passion et à la vulnérabilité du personnages. Sa Maria est abîmée. On pense à Romy Schneider dans L’important c’est d’aimer. Deux scènes qui se font écho. Troublant tant Palud s’inspire de Zulawski pour répéter cet acharnement sur une actrice, à 35 ans d’écart.

Dans le film, Maria explique à un journaliste : « J’ai pas eu le choix, je vous dit. Mes larmes étaient vraies. Ils ne m’ont pas laissé le choix ». Parole muselée. Insoutenable. Impossible de nos jours?

Voilà une femme agressée. L’effet du non consentement. La déflagration indicible qui va suivre. La dévastation d’une femme à cause de la perversité d’un cinéaste et de l’impunité d’une star (Matt Dillon en Brando est impressionnant). Maria touche juste. Pas seulement parce que les révélations « #MeToo » sont dans tous les esprits, mais parce qu’il décrypte, avec pudeur mais pas avec distance, la fabrication d’un rapport de domination et ses conséquences.

Tragédie

Bien plus que l’histoire d’un film sulfureux, d’un scandale sociétal, Maria est un drame sur la place des femmes dans le cinéma, a fortiori celle d’une fille rejetée par sa mère, malvenue dans la famille de son père, répudiée par une industrie qui lui demande de se taire. Le génie du réalisateur a écrasé toute polémique. Jessica Palud, cliniquement, démontre que tout génie qu’il soit, il a été ignoble. Que tout grand film qu’il fut, ce tango fut fatal. Un rôle prison et une actrice sacrifiée sur l’autel de la cinéphilie. Alors, elle filme son actrice qui telle Bérénice clame « Me regardez pas ». La honte. Plus aucune fierté.

Vu son succès, Le dernier Tango à Paris aurait du faire de Maria Schneider une star. Mais, à cause d’une motte de beurre (par ailleurs matière grasse à déconseiller pour ce genre de rapports sexuels, nda), de sa plongée dans les fêtes et la drogue, elle ne parviendra jamais à rebondir. On la ramène toujours à cette sodomie à même le sol. Les producteurs la veulent à poil, même quand ce n’est pas cohérent avec le scénario. De la chair fraiche, pour spectateurs libidineux.

  • Aparté : on la voit tourner difficilement avec Antonioni (Profession : reporter) et, dans l’épilogue, en 1982, parler avec joie de Rivette (Merry-go-Round), mais elle aussi été césarisée pour un personnage de prostituée dans le film de Daniel Duval (La dérobade) et a pu jouer chez Luigi Comencini, Enki Bilal, Mehdi Charef, Franco Zeffirelli, Laetitia Masson et Guillaume Nicloux, entre autres.

Toxic Affair

Portrait d’une jeune fille en flammes, d’une battante aussi, Maria est presque un essai cinématographique qui embrasse tous les thèmes féministes du moment, avec une belle intelligence. C’est aussi une leçon, pas forcément moralisante, sur le respect que chacun se doit, même dans sur un plateau de cinéma.

Si bien que la seconde partie nous convainc moins. Plus classique dans son aspect dramatique comme dans son découpage, s’étirant un peu, le film se perd un peu, avec trop d’ellipses, et une chronologie moins maîtrisée. Moins de profondeur aussi. Cette anatomie d’une chute n’en est pas moins justifiée. Cette fille est brisée. Entre hôpital psychiatrique et solitude extrême, elle erre dans un monde qui ne l’écoute jamais. À l’exception d’une jeune femme, Noor, son amoureuse , qui la sauvera (seule véritable création du scénario par rapport au livre).

Cependant, la réalisatrice reste concentrée sur son propos. Ce n’est pas l’héroïne le véritable poison qui ronge le corps de l’actrice, c’est bien cette scène de tournage dans un appartement parisien qui envenime toutes ses neurones et la conduit dans cette spirale autodestructrice.

Salutairement, Jessica Palud se saisit d’une histoire vraie pour mieux décortiquer au scalpel l’origine du mal. Le mâle? Bertolucci a mis du temps à s’excuser…
Et Brando? Dans son livre, Vanessa Schneider confie : «  Personne ne l’a su, mais vous n’avez jamais rompu le fil Larson et toi. (…) Ces quelques semaines de tournage et cette violence partagée vous avaient lié à vie. Brando le pudique a quitté la France sans die un mot sur ce film qui lui avait probablement fait autant de mal qu’à toi. Des années après, il déclarait publiquement : « Jamais plus je ne ferai un film comme celui-là. Pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti une violation de ma personnalité. »

Maria Schneider a subit bien plus que cela. En cela, le film lui redonne une dignité bien méritée.

Maria. Cannes Première.
1h42.
Sortie en salles le 19 juin 2024.
Avec Anamaria Vartolomei, Céleste Brunnquell, Giuseppe Maggio, Yvan Attal, Marie Gillain, Stanislas Mehrar et Matt Dillon
Réalisation : Jessica Palud
Scénario : Jessica Palud, Laurette Polmanss, d'après le livre de Vanessa Schneider
Musique : Benjamin Biolay
Distribution : Haut et Court