En 1984, R.O. Blechman propose à la télévision une version animée de l’Histoire du soldat, adaptée de l’opéra de poche cosigné par Igor Stravinsky et Charles Ferdinand Ramuz en 1917. L’artiste, qui est illustrateur pour des revues comme le New Yorker ou le New York Times, ainsi qu’auteur de livres pour enfants, propose une relecture contemporaine, satirique et colorée, du conte originel mêlant l’horreur de la guerre aux références faustiennes.
Pour mieux faire le lien avec le contexte de sa création, il adjoint au récit un préambule et un épilogue qui font le lien avec la situation de Stravinsky à la fin de la première guerre mondiale (il est alors en exil en Suisse) ainsi qu’avec la vitalité artistique de l’immédiat après-guerre – on retrouvera d’ailleurs dans le film des clins d’oeil au travail de Kandinsky ou Mondrian. Il dresse également un parallèle entre l’atmosphère du studio d’animation dans lequel est créé le film et celui du bureau du compositeur, qui utilisait notamment des couleurs pour figurer les différentes lignes musicales.
Une fable violemment anti-capitaliste

Le film, qui dure un peu moins d’une heure, se présente comme une fable faussement naïve : un jeune soldat en permission tente de rentrer chez lui mais rencontre en chemin le diable, qui lui propose un marché qu’il ne peut pas refuser. En réalité, une violente critique du capitalisme – qui, ironiquement, est l’oeuvre du diable – s’y dissimule à peine, notamment symbolisée par les innombrables téléphones qui sonnent sans discontinuer et poursuivent le soldat jusque dans ses rêves. Après avoir échangé son violon contre la richesse la plus absolue, le personnage est en effet devenu le dirigeant d’une grande société de production de disques et a donc troqué son statut d’artiste, créateur d’un art unique et singulier, contre celui d’industriel incapable de trouver le repos, dupliquant jusqu’à la nausée des oeuvres devenues de simples produits interchangeables.
Difficile de ne pas voir dans ces éléments les intuitions visionnaires du réalisateur, qui entrevoit un futur dans lequel la standardisation de l’art est devenue la norme. Et, 40 ans plus tard, il est vrai que cette standardisation semble démultipliée, ne serait-ce que par l’existence d’outils grand public utilisant l’intelligence artificielle générative. Le pacte faustien, lui aussi, semble avoir atteint des cadences industrielles, dans la mesure où les individus sont désormais incités à vendre leur âme non plus pour devenir riche et puissant, mais juste dans le but de survivre.
Collage virtuose

Au-delà de cet incontestable aspect politique, l’Histoire du soldat brille également par son inventivité stylistique, comme en réponse flamboyante aux craintes exprimées par le récit. Là où Stravinsky avait opéré un véritable collage musical (on retrouve dans la pièce différentes influences, de Bach au Paso doble), Blechman propose quant à lui un collage de formes et de techniques qui mêle avec fougue et virtuosité animation traditionnelle, séquences abstraites, ombres chinoises, reportage télévisé ou « film dans le film » conçu en hommage au cinéma muet, « cartons » compris.
Les images apportent ainsi un contrepoint savoureux à la musique, dans un jeu d’association / dissociation plein de poésie et d’humour. À cela s’ajoute un casting vocal de premier choix qui fait aussi pour beaucoup dans la réussite satirique du film : dans la version originale, le cinéaste Dusan Makavejev, ainsi que André Gregory et Max von Sydow, et pour la version française Henri Salvador, François Périer et Serge Gainsbourg (une évidence dans le rôle du diable tentateur).
C’est une chance de découvrir – pour la première fois – le film dans les salles françaises (grâce aux bons soins de la société Malavida), et d’en savourer aussi bien la réussite artistique que la justesse politique. D’autant que l’habile travail d’adaptation de Blechman permet de mettre le film devant tous les publics, permettant une séance de cinéma en famille. La sortie idéale pour les vacances qui s’annoncent.
Fiche technique
L'Histoire du soldat de R.O. Blechman (1984)
Avec les voix de Henri Salvador, François Périer et Serge Gainsbourg. 0h55
Sortie française : 9 avril 2025
Distribution : Malavida