
Honneur à Todd Haynes. Récent président du jury de la Berlinale, le cinéaste amériain reçoit cette année le prestigieux Carrosse d’or de la SRF à la Quinzaine des cinéastes le 14 mai. Depuis ses débuts dans les années 1980, Todd Haynes s’est imposé comme une figure à part du cinéma indépendant américain. Cinéaste de l’identité, de la marge, de la mémoire et du désir, il revisite les formes classiques du mélodrame jusqu’à en éclater le cadre ou l’adapter à une vision plus moderne. C’est un cinéma à la fois intellectuel et sensuel, engagé et esthète qu’il propose avec des personnages en quête de sens, cherchant leur place, espérant une reconnaissance (au sens humain et sociétal du terme), souvent pris dans les pièges d’une société normée et coercitive.
Queer et mélodrame
Né en 1961 à Los Angeles, Todd Haynes étudie d’abord l’art semiotique (l’étude des signes, des symboles et de leur signification) où il développe très tôt un regard critique sur les représentations culturelles. Il est fortement influencé par des penseurs comme Michel Foucault et Laura Mulvey, mais aussi par le cinéma de Douglas Sirk, Rainer Werner Fassbinder, Jean-Luc Godard, ou Chantal Akerman. Son œuvre cinématographique est d’ailleurs directement affilée à celle de Sirk, maître du mélodrame hollywoodien des années 1950.
Cinéaste indépendant, il a été plutôt snobé par ses confrères (une seule nomination à l’Oscar en tant que scénariste, même si Julianne Moore, Cate Blanchett (deux fois) et Rooney Mara ont été nommées grâce à lui). Reste que Loin du paradis et Carol ont quand même été nommés respectivement quatre et six foix aux Oscars. Todd Haynes est davantage respecté dans les festivals. Poison, son premier film, a reçu un Teddy Award à Berlin et le grand prix du jury à Sundance. À Venise, il a reçu le prix spécial du jury (I’m not there) et à Cannes le prix de la meilleure contribution artistique (Velvet Goldmine) et la Queer Palm (Carol).
Dès ses débuts, Haynes devient l’un des visages clés du New Queer Cinema, mouvement apparu dans les années 1990 avec Gus van Sant, Gregg Araki, Derek Jarman, Bruce LaBruce, Barbara Hammer et Rose Troche. Tous revendiquent une relecture queer et politique des genres cinématographiques traditionnels, qui égrainera plus tard toute la fiction mainstream des années 2010. En déménageant à Portland, au début des années 2000, il se rapproche de Gus Van Sant et surtout de Kelly Reichardt (qui est cette année encore en compétition à Cannes), pour laquelle, de temps en temps, il fait l’acteur.
Partitions éclectiques
Ne reniant aucune de ses influences, Todd Haynes manie la citation comme un langage. Chez lui, le style est toujours porteur de sens : ce n’est pas un simple jeu de forme, mais un outil de subversion. Il revisite les genres — biopic, documentaire, film d’époque, conte — pour en révéler les constructions idéologiques, voire pour les confronter à une morale souvent mortifère. De même aime recréer les textures visuelles d’une époque : le Technicolor vintage de Far from Heaven, les grains lo-fi de I’m Not There, l’image pop flashy de Velvet Godlmine, ou les images léchées de Carol.

Par ailleurs, son cinéma accorde une place centrale à la musique, qu’il utilise non seulement comme bande-son, mais comme moteur narratif et identitaire. Il explore les icônes, les doubles, les fragments d’existence, souvent à travers des figures féminines fortes ou des artistes à l’identité fluide. Pas surprenant alors que le glam-rock british (Velvet Goldmine), les variations musicales de Bob Dylan (I’m not there), le jazz et le blues (Carol) ou l’entêtante partition de Michel Legrand pour le film Le messager (dans May December) soient parties prenantes de ses récits. Par ailleurs, on moyen métrage Superstar était consacré à la chanteuse Karen Carpenter, il a réalisé un clip pour les Sonic Youth et un docu sur The Velvet Underground.
Son premier coup d’éclat est le provocateur Superstar: The Karen Carpenter Story (1987), où il raconte la vie de la chanteuse avec… des poupées Barbie. Le film est rapidement censuré par les ayants droit, mais il acquiert un statut culte.
Cinéma engagé
En 1995, il choque et séduit avec Safe, portrait d’une femme (avec sa muse Julianne Moore) développant une mystérieuse maladie environnementale. Ce film glaçant et clinique est le premier à se focaliser sur les enjeux sanitaire. Il y revient en 2019 avec Dark Waters, thriller juridique sobre et engagé sur un scandale écologique, dans la lignée d’Erin Brockovitch et de Promised Land.

Avec Loin du paradis (2002), pastiche somptueux des mélos de Sirk, il offre à Julianne Moore l’un de ses plus grands rôles, et met en scène avec une élégance poignante l’Amérique raciste et homophobe des années 1950. Moore, épouse modèle d’une Amérique consumériste et propagandiste, découvre que son mari est attiré par les hommes et qu’elle est amoureuse de son jardinier Afro-américain. Liaisons aussi dangereuses qu’impossibles dans une société coincée et moraliste. Assurément son chef d’œuvre, avec Carol en 2015., avec Cate Blanchett et Rooney Mara (qui a reçu un prix d’interprétation à Cannes). Avec cette adaptation de Patricia Highsmith, il renoue avec le style mélodramatique. Un sommet de délicatesse et de justesse dans la représentation d’un amour lesbien interdi, toujours dans ces satanées années 50. La photographie (comme art), les silences, les gestes retenus et les regards lourds de sens (magnifique champs / contre-champs de l’épilogue) : tout y est pure émotion visuelle et arrache les larmes.

Si bien qu’on aurait tendance à classer Haynes dans cette catégorie de films, alors que son œuvre est bien plus diversifiée. Ainsi, en 1998, The Velvet Goldmine (avec un Jonathan Rhys-Meyers incadescent). Présenté en compétition à Cannes, cet hommage flamboyant au glam rock des années 70, suit le parcours fictif de Brian Slade, rockstar androgyne librement inspirée de David « Ziggy » Bowie. Entre fantasme pop, biopic éclaté et enquête à la Citizen Kane, le film célèbre le pouvoir subversif de la musique et l’émancipation queer par l’art. Il réitère ce puzzle musical avec la figure de Bob Dylan dans I’m Not There (2007), une fois de plus biopic éclaté, mais plus poétique , incarné par six acteurs différents incarnant chacun une facette du folk-singer. Outre une Cate Blanchett hallucinante, on croise Christian Bale, Richard Gere, Heath Ledger, Ben Wishaw, David Cross, Michelle Williams, Julianne Moore et Charlotte Gainsbourg. Ce film confirme Haynes comme un maître de la déconstruction narrative.

À l’instar de son premier long, Poison (1991), triptyque audacieux mêlant science-fiction rétro, mélodrame carcéral et faux documentaire, film d’horreur et romance, le tout inspiré par le drama-gay Jean Genet. Là aussi Haynes fait un composite pour définir le désir queer, la marginalité et la stigmatisation sous la forme d’un collage formellement radical et profondément stylisé.
Récits puzzles
Même avec des histoires plus mainstream, comme Le musée des merveilles (Wonderstruck), en 2017, il opte pour un film plus expérimental qu’il n’en a l’air, en mêlant deux récits séparés par cinquante ans. Il retrouve Julianne Moore et Michelle Williams, Bowie pour un extrait musical, et la sélection officielle cannoise, même si c’est, de loin, son moins bon film. Il est également en compétition sur la Croisette avec May December (2023), qui opère la rencontre entre Julianne Moore et Natalie Portman. Là aussi, il implose le scénario académique pour s’approprier l’histoire. Todd Haynes explore la zone trouble entre réalité et représentation à travers la rencontre d’une actrice et de la femme qu’elle doit incarner à l’écran, impliquée jadis dans une relation scandaleuse avec un mineur. Subtil et vénéneux, quoique un peu attendu, le film dissèque les jeux de pouvoir, la mémoire médiatique et les ambiguïtés morales, non sans ironie.
Il serait injuste de ne pas menstionner aussi son travail dans la série. Si Todd Haynes a rarement travaillé pour la télévision, il y a laissé une empreinte singulière. En 2011, il réalise la mini-série Mildred Pierce pour HBO, avec Kate Winslet. Cette fresque magistrale, élégante et intimiste sur la maternité, l’ambition et la chute sociale dans l’Amérique des années 1930 reflète là encore son amour du mélodrame et de la reconstitution minutieuse.
Le cinéaste espère toujours recroiser Winslet pour une série, Trust. De même il a encore en projet un film avec Michelle Williams, Fever, sur la vie de Peggy Lee. Mais l’an dernier, le nom du réalisateur a surtout fait la une alors qu’il s’apprêtait à tourner avec Joaquin Phoenix une lovestory gay et sans pudeur se déroulant dans les années 1930. L’acteur a abandonné le projet, dans lequel il était impliqué depuis des années, quelques jours avant le premier clap, laissant les producteurs et le réalisateur dans une panade totale.
Todd Haynes n’a jamais cessé de filmer ceux qu’on ne veut pas voir : femmes, homosexuels, malades, artistes en lutte avec les normes. Sans jamais tomber dans le manifeste, il a construit un cinéma politique en misant sur le style, la structure, et l’émotion. Son cinéma regarde le passé pour mieux interroger le présent.
Plus touche à tout qu’on ne le pense, moins Sirkien qu’il n’en a l’air, il refuse surtout qu’on l’encloisonne dans un cinéma purement esthétisant, dramatique ou cérébral. « Vous pouvez être un réalisateur très malin, mais ça ne comptera pas si le film ne fonctionne pas aussi bien sur le plan émotionnel que sur le plan intellectuel » rappelle-t-il. Et c’est difficile de résister aux émotions que procurent les films de Todd Haynes.
