Cannes 2023 | May December : le paradis très lointain de Todd Haynes

Cannes 2023 | May December : le paradis très lointain de Todd Haynes

D’un film à l’autre, Todd Haynes cherche à chaque fois à nous surprendre, en changeant de genre : Dark Waters, thriller juridique écologique, en 2019, Le musée des merveilles, fable familiale en 2017, Carol, drame lesbien en 2015, I’m not there, biopic singulier en 2006, Loin du paradis, mélo référencé en 2002, etc.

Aussi, il apparaît logique que son nouveau film ne ressemble pas aux autres. Le cinéaste, inconsciemment, suit malgré lui, une règle : celle de signer un film majeur sur deux. Et May December, est, hélas, du côté des films mineurs.

Au double sens du terme d’ailleurs puisqu’il s’agit d’une histoire concernant un détournement de mineur. D’où le titre. May December signifie un couple où la différence d’âge est très prononcée.

Si l’on résume : Gracie, une femme blanche de 36 ans, mariée avec des enfants, succombent au charme de Joe, un collégien de 12 ans, d’origine coréenne. Le scandale est retentissant, pour la plus grande joie des tabloïds nationaux. Elle est jugée et condamnée, accouchant en prison. 24 ans après la partie de jambe en l’air entre les deux tourteraux, ils vivent leur amour, toujours pregnant, dans une villa cossue près de Savannah, ville emblématique du roman Minuit dans le jardin du bien et du mal. Son histoire doit être adaptée au cinéma : aussi la star chargée d’incarner Gracie à l’écran, Elizabeth, vient passer quelques jours dans la région pour comprendre ses motivations profondes et apprendre à lui ressembler.

« C’est pas une histoire. C’est ma vie! »

Tout sur cette mère

May December est donc un film presque meta, mais néanmoins bancal, sur le travail d’une actrice qui pétrit la vie de son modèle dans un jeu de miroirs inversés. C’est d’ailleurs devant des miroirs qu’il filme ses deux actrices, Natalie Portman, apporteuse et porteuse du projet, et Julianne Moore, sa fidèle égérie. Reflets inversés pour deux personnalités que tout oppose et qui cherchent leurs similitudes éventuelles.

C’est aussi un drame familial. Le couple incarné par Moore et Charles Melton n’est pas aussi solide qu’on le croit, d’autant que le « nid » va se vider des derniers enfants qui vont partir à l’université. Gracie est névrosée, narcissique, cassante, distante, un brin perverse et très fragile. Elle subit ses humeurs variables, affichant avec aplomb un déni, et même une « déresponsabilité » sur ses choix et les dommages collatéraux qu’ils ont engendré, notamment sur les enfants de son premier mariage.

« Je suis naïve. Je l’ai toujours été. C’est ce qui m’a sauvé. »

Joe avait douze ans quand il a du affronter la tempête, cet amour avec une femme de trois fois son âge, et sa paternité dans la foulée. C’est le personnage le plus passionnant du trio. Peut-être aussi parce qu’il incarne un type d’homme très rare au cinéma. Secret et complexe, gentil et paumé, serviable et frustré, il amène une douceur et une mélancolie qui illustrent une certaine soumission, pour ne pas dire qui cachent une emprise. Étrangement, cela devient évident que le cinéaste s’intéresse davantage à lui qu’à son épouse. Todd Haynes réduit la présence de Julianne Moore pour se concentrer sur lui, avec sa carrure de rugbyman et son petit bidon de maître en barbecue.

A Dirty Fame

Et puis enfin, il y a le scandale par qui tout est arrivé. L’actrice mène son enquête auprès de ceux qui peuvent en témoigner. On comprend par bribes les tréfonds de l’affaire. Mais finalement tout cela ne sert que de prétexte à l’intrigue er reste en périphérie, alors qu’il s’agit du cœur de l’enjeu.

May December tourne autour de tous ces sujets, comme on tourne en rond. Il passe même à côté de l’émotion. À trop tirer les ficelles de son cinéma, à trop vouloir styliser ses plans, Todd Haynes ne s’approprie jamais réellement son film. Il en devient un peu factice. Entre Pedro Almodovar et John Waters, il ne sait pas quel forme choisir, le mélo passionnel façon soap opéra ou la comédie provocatrice genre sitcom.

Mais globalement on ne sait pas trop où Todd Haynes veut nous amener. La métaphore des papillons monarques ne nous aident pas beaucoup à connaître ses intentions. À force d’esquiver tous les problèmes, le film ne s’attaque jamais frontalement à l’un d’entre eux.

Ego Trips

Sur les traces d’un scandale, en enquêtant sur ses causes et ses conséquences, en soulignant qu’il n’y a ni doutes, ni regrets, ni culpabilité, on comprend que la différence d’âge et le détournement de mineur ne l’intéresse pas moralement. Il tente plutôt de décrypter les réactions à une histoire d’amour jugée immorale. D’ailleurs, il gracie Gracie, en lui permettant une vie normale et amoureuse, mais aussi en devenant le personnage d’un futur film.

Cependant May December réussit rarement à maintenir l’intérêt en dehors du jeu des trois comédiens principaux et de sa mise en scène soignée. Dans un genre tout aussi compliqué au niveau des mœurs, Loin du Paradis était bien plus subversif et Carol bien plus sensible. Même la fabuleuse musique inspirée des quelques notes de la bande originale du Messager, composées par Michel Legrand, ne suffisent pas à nous toucher.

Film féminin, mais aussi sur les apparences et l’égo blessé, il fait lentement imploser l’assurance de chacun. Le projet de film ne fait que réveiller les souvenirs et leurs traces s’exposent de nouveau au grand jour, comme des plaies mal cicatrisées. La présence d’Elizabeth est comme une bombe à fragmentation, faisant voler en éclat l’équilibre vulnérable d’une femme humiliée en public, et sans le savoir, trompée de tous les côtés par ses proches.

A la fois victime et coupable, le personnage de Julianne Moore méritait peut-être davantage qu’un second-rôle. Même si on reconnaît le fabuleux talent de Natalie Portman à incarner cette star qui n’a aucun remords pour fouiller dans ce passé nauséeux, jusqu’à franchir l’ultime ligne rouge sans se soucier d’éthique. Le plus drôle est sans doute que tout ce travail de recherche ne sert pas à grand chose quand on assiste au tournage d’une scène du film sur la vie de Gracie. Parodie assumée. Car, on peut au moins reconnaître que, par moments, le film nous fait rire. Difficile de résister devant ce plan fixe où Julianne Moore ouvre son frigo, reste figée et balance « on n’a pas assez de hot dogs« , avec une musique intensément dramatique et la caméra qui zoome rapidement sur le profil de l’actrice. De même ce passage en boucle d’une publicité pour une crème hydratante où Natalie Portman doit énoncer un texte idiot.

Alors, peut-être, que Todd Haynes a voulu faire une comédie. Et que celle-ci n’est pas tout à fait réussie, pas assez grinçante, ou trop subtile dans le sixième degré (de séparation). Ce qu’on retient, c’est la beauté froide de l’ensemble, qui nous place à distance, comme une couverture de papier glacé.