Cannes 2025 | Kleber Mendonça Filho, l’autre face du Brésil

Cannes 2025 | Kleber Mendonça Filho, l’autre face du Brésil

Observateur de la société brésilienne, et notamment de la classe moyenne, passionné de foot mais néanmoins très critique vis-à-vis des événements sportifs internationaux organisés dans son pays, Kleber Mendonça Filho est aussi un touche-à-tout: critique de cinéma, ingénieur du son, journaliste, programmateur, documentariste et bien entendu cinéaste. Pas le moins réputé de la vague brésilienne des années 1990_2000, aux côtés de Walter Salles, Karim Aïnouz, Anna Muylaert, Fernando Meirelles, ou Daniela Thomas.

Né en 1968 à Récife, dans le « Nordeste » du pays, il a vécu au Royaume Uni durant son adolescence. A 43 ans, il cesse de se disperser et décide de réaliser enfin un film de fiction, Les Bruits de Récife, qui sort en 2012, et qui récolte une dizaine de prix. Par ailleurs, il est sélectionné pour représenter le Brésil aux Oscars du cinéma 2014 dans la catégorie meilleur film en langue étrangère.

Récife, le refuge

Dans un quartier de classe moyenne à Recife, l’arrivée d’une entreprise de sécurité privée bouleverse le quotidien, accentuant l’angoisse dans un climat déjà marqué par la peur. Au cœur de cette tension, Bia, une mère de famille, tente de gérer le stress… et l’aboiement incessant du chien de son voisin. Déjà un pilier de son cinéma s’installe : l’intrusion dictatoriale d’un corps étranger dans un écosystème, en l’occurrence une entreprise qui menace l’équilibre et la tranquillité des habitants. Et dans ses films suivants, ce sera un promoteur immobilier qui veut détruire le logement d’une femme, bien décidée à lui résister ou une crise écologique manipulée par un maire corrompu qui s’abat sur un village prêt à en découdre pour survivre.

KMF s’est fait la main sur des documentaires et des courts expérimentaux, travaillant sur plusieurs supports techniques. Son cinéma social cherche à restituer une réalité brésilienne souvent éloignée des clichés. Ses courts-métrages bordent souvent des thèmes liés à la vie urbaine, aux tensions sociales, à la violence symbolique et à l’aliénation dans la société brésilienne. Il y explore, avec une esthétique soignée et un ton parfois ironique, les frontières entre public et privé, la peur, la sécurité, et les conflits de classe. On y retrouve déjà, en miniature, les obsessions qu’il développera dans ses longs, comme le contrôle social, l’intrusion, et la résistance discrète du quotidien.

Des courts qui en disent déjà long

Le plus singulier chez lui est sans aucun doute le mélange des genres. Il n’hésite pas à embrasser le fantastique par exemple. Parmi ses courts les plus remarquables, Vinil Verde (2004, Quinzaine) se distingue comme un conte mystérieux et troublant. On y suit une fillette à qui ses parents offrent plusieurs disques vinyles, tout en lui interdisant d’en écouter un, le fameux « vinyle vert ». Lorsqu’elle cède à la tentation, le film bascule dans une étrangeté inquiétante. Sans jamais forcer le trait, Mendonça filme la transgression enfantine et la menace diffuse qui plane sur le monde domestique.

Autre court marquant, Eletrodoméstica (2005) dresse le portrait d’une femme au foyer dans un appartement moderne, rythmée par l’utilisation de ses appareils électroménagers. Derrière cette apparente banalité se cache une critique subtile du consumérisme, de l’ennui bourgeois et de l’illusion de confort. La mise en scène, très stylisée, joue avec les sons mécaniques et les gestes répétitifs, révélant le vide derrière la modernité.

Enfin, Recife Frio (2009) prend la forme d’un faux documentaire. La ville tropicale de Recife subit une chute soudaine de température. Ce changement absurde sert de prétexte à une exploration drôle et mordante des comportements humains, de l’urbanisme chaotique et des fractures sociales. En décalant la réalité, Mendonça en souligne les absurdités avec brio.


Chez lui les démons du Brésil ne sont jamais loin et la tension est autant sociale que psychologique. De la même manière, il rejette un formatage de l’image et s’attache à créer un style propre à sa culture. Fondamentalement engagé, Kleber Mendonça Filho revendique son identité brésilienne et rejette le système incestueux des médias et des grandes fortunes de son pays. Avec son épouse, la productrice française Emilie Lesclaux, il a créé la société de production Cinemascopio, qui lui permet d’accompagner ses projets en toute indépendance. L’objectif est de produire aussi les films des autres, amis ou confrères, qui partagent le même point de vue.

Bête noire du pouvoir

Grand défenseur du court métrage, il décide cependant de s’orienter au début des années 2010 vers le long métrage. Après Les bruits de Récife, il présente Aquarius en compétition au Festival de Cannes en 2016, injustement reparti bredouille du palmarès. Heureusement, le film est distingué à Sydney, Biarritz, Lima, Mar del Plata, nommé aux César, cité comme meilleur film étranger par le Sydnicat français de la critique de cinéma.

Ce film néo-réaliste autour de la grande Sonia Braga navigue entre portrait d’une femme combattive, personnage inspiré par la mère du réalisateur, la dénonciation engagée d’une gentrification sur fond de spéculation immobilière, et une chronique de la classe moyenne brésilienne. Malheureusement, le film dérange. Sur les marches de Cannes, l’équipe du film brandit des pancartes contre la procédure de destitution de la Présidente du Brésil, Dilma Rousseff. En réaction à cette accusation de coup d’état, le gouvernement décide de censurer le film en l’interdisant aux moins de 18 ans et le retire de sa sélection pour les Oscars. Pire que ça, certains populistes dénigrent ce cinéma « gauchiste », « subventionné » sur le dos du contribuable et égotique. Toujours la même rengaine de ceux qui haïssent la culture…

KMF se rassure en expliquant dans Libération : « Aquarius a suscité un phénomène et un engouement rare, de par sa charge politique, cathartique, notamment à travers sa fin. De nombreuses projections, en différents endroits du pays, se terminent par des explosions d’applaudissements, de cris appelant au départ de Temer, notre nouveau président autoproclamé. Le personnage de Clara est devenu une sorte d’héroïne. J’ai le sentiment, au regard des réactions, qu’Aquarius a capté quelque chose du Zeitgeist, parce qu’il évoque aux gens un esprit de résistance. »

Nul ne doute que son cinéma est clairement politique, lui qui oppose si bien un consumérisme tentant à une tentation violente, une société exploitatrice à une horreur économique aux allures kafkaiennes, les opportunistes aux résilients, des indivdualistes à une communauté.

Finalement Roussef, réélue en 2014, est suspendue en 2016. Lors des élections de 2019, le néo-fasciste et trumpiste Jair Bolsonaro obtient la présidence et le Brésil sombre dans le chaos. Les aides au cinéma sont réduite à peau de chagrin. C’est le moment pour KMF de présenter cette année-là en compéttion à Cannes son nouveau film, Bacurau, co-réalisé avec Juliano Dornelles, son chef décorateur. Sonia Braga est de retour et Udo Kier fait son apparition dans l’univers du cinéaste.

Cinéma du réel

Le choix d’une dystopie réaliste rend encore plus effarant les évènements étranges qui se déroulent dans ce village paumé. En flirtant avec le western, le fantastique, et une certaine vision du fascisme et de la déshumanisation, dans un cadre climatico-apocalyptique, il démontre sa capacité à se réinventer visuellement et narrativement tout en brassant ses thèmes obsessionnels. Prix du jury à Cannes, le film annonce finalement la couleur d’un Brésil qui va connaître quatre ans de désastre environnemental, d’attaques contre la démocratie, et de mépris de classe. Le film d’anticipation n’a jamais été aussi réaliste : ce futur fictif est un présent bien réel.

Il s’affirme ainsi comme un des grands cinéastes de son temps. Quand il ne tourne pas, il est membre de jurys (Semaine de la Critique, où il est président en 2017, Berlin en 2020, Cannes en 2021, Venise en 2024).

En 2023, il signe un documentaire – Portraits fantômes – présenté en sélection officielle à Cannes. L’occasion de revisiter Récife à travers le prisme historique des cinémas qu’il fréquentait autrefois, à partir de ses propres images d’archives, en se remémorant ces lieux idylliques, aujourd’hui fermés, et qui ont marqué l’évolution de la société brésilienne.

Un film nostalgique, sans doute causé par la dépression bolosonarienne. Et cette parenthèse horrifique qui a conduit le Brésil au bord de la crise de nerfs (pas vraiment achevée d’ailleurs) a sans doute conduit le réalisateur à son nouveau projet, L’agent secret, de nouveau en compétition à Cannes. Udo Kier est encore au générique, tout comme la star brésilienne montante (et internationale), Wagner Moura.

Il nous plonge dans le Brésil de 1977, au cœur de la dictature militaire (quelques années après les faits qui se déroulent dans Je suis toujours là de Walter Salles, Oscar du meilleur film international cette année). On y suit Marcelo, expert en technologie, qui est en fuite. Quand il arrive à Recife pendant la semaine du carnaval, en espérant retrouver son fils, il se rend vite compte que la ville est loin d’être le refuge non violent qu’il recherche… Tout comme le cinéma n’est pas un havre de tranquillité. Les scénrios chez lui se nourissent avant tout de réflexions et d’observations. Ce travail n’a rien de solitaire. C’est un grand mix qui remonte à ses premiers pas dans les salles de cinéma, avec sa mère, et au visionnage intensif de VHS.

« J’ai toujours eu faim de films depuis que je suis enfant » a-t-il rappelé lors d’un entretien au Festival de Cannes. Baigné dans le cinéma popcorn des années 1970-1980 – Spielberg, Superman, Cronenberg -, attiré par les trips horrifiques (Corman, Klimov, Blatty), sa cinéphilie s’étend par la suite à d’autres univers, du Troisième homme à Fitzcarraldo en passant par Hitchcock. Toutes sortes de films dont devine l’influence sur son cinéma.

Et quand on lui demande la dernière image parfaite d’un film, il ne peut pas s’empêcher d’ouvrir la fenêtre sur une suite à imaginer, pas forcément prévisible : « Une fille sur la plage dans La Dolce Vita de Fellini qui interroge de loin Mastroianni sur son livre. Il ne sait pas trop quoi lui répondre. »