Rio, 1971, sous la dictature militaire. La grande maison des Paiva, près de la plage, est un havre de vie, de paroles partagées, de jeux, de rencontres. Jusqu’au jour où des hommes du régime viennent arrêter Rubens, le père de famille, qui disparait sans laisser de traces. Sa femme Eunice et ses cinq enfants mèneront alors un combat acharné pour la recherche de la vérité…
Ironie du titre : Walter Salles nous rappelle qu’il n’a pas disparu. Il est toujours là. Douze après, il na pas été laissé Sur la route, même si son épopée beat generation l’a écarté des caméras.
Le cinéaste brésilien avait sans doute besoin de cette césure pour retrouver le désir de filmer. Et bien lui en a pris. Je suis toujours là, inspiré d’une histoire aussi vraie que glaçante, marque son grand retour avec un drame politique sur la dictature militaire brésilienne.
Il se replonge 55 ans en arrière, dans un Brésil où toute opinion divergente, toute expression libre est menacée par un pouvoir de plus en plus brutal et arbitraire. Nombreux sont les films argentins ou chiliens à avoir traité ce sujet. Le cinéma brésilien a été plus précautionneux pour raviver cette mémoire douloureuse. Le dernier film notable était L’Année où mes parents sont partis en vacances de Cao Hamburger (2006) et le plus connu reste Le Baiser de la femme araignée d’Hector Babenco (1985). Signalons aussi Quatre Jours en septembre de Bruno Barreto (1997), qui raconte l’enlèvement de l’ambassadeur américain en 1969. Je suis toujours là commence durant cette vague de kidnappings d’ambassadeurs par les mouvements marxistes et autres armées de libération.
Une zone d’intérêt

Walter Salles signe ici une captivante chronique des années de braise. Un voyage du paradis à l’enfer. Le Brésil idéalisé avec ses plages, ses corps bronzés, ses parties de volley, mais au loin le bruit d’un hélicoptère trouble cette tranquillité apparente. Une jeunesse insouciante qui filme en super 8 et fume des joints avant d’être contrôlée par une police à cran. Un groupe de bourgeois, architectes, intellectuels, notables qui partage dîners et danses, où pointe, au détour d’une conversation, une inquiétude.
Le réalisateur met en place avec une belle maestria cette bulle protégée et, en surface, intouchable. Sa mise en scène, sans être révolutionnaire sur la forme, emprunte pas mal à des réalisateurs comme Costa-Gavras (période Z), Oliver Stone (période JFK) et Pablo Larrain (période chilienne). La descente aux enfers n’en sera que plus sournoise et soudaine. On la pressent. On ne nous prévient pas de son horreur ni de sa froideur.
L’oppression est psychologique (la présence envahissante des petites mains de la dictature dans la maison) et le déchirement physique (le père ne revient pas). Si le récit fonctionne, c’est bien parce que Salles a réussi à nous faire vivre le quotidien heureux, amoureux, collectif de cette famille cariocas. La rupture de ton et d’ambiance s’avère d’autant plus efficace. Et la gravité du film s’accentue lorsque la mère et l’une des filles sont emmenées sans explication dans une prison où on les interroge. Privations, pertes de repères et bruits de torture remplacent les joies d’un temps déjà passé. La dictature brésilienne n’a alors rien à envier au régime iranien des Graines du figuier sauvage.
All we imagine as dark

Aux abois, menacée de l’intérieur, les militaires voient des ennemis et des complots partout, quitte à faire endurer à ses citoyens, même les plus respectables, d’atroces situations pour la moindre suspicion. Ce passage entre quatre murs, avec manipulation psychologique et torture mentale, laisse des traces, qu’on nettoie frénétiquement sous la douche. Walter Salles oublie les extraits de films super-8 et les rayons de soleil, les sourires et les regards complices. Le danger rode et il peut frapper tout le monde.
C’est bien cette sensation que parvient à restituer le cinéaste : tout est désormais vide, sans passion. La raison l’emporte. La résurrection est à ce prix : se résoudre à changer de vie.
C’est aussi là que le film bascule entre un premier tiers très familial et la suite, focalisée sur Eunice, épouse heureuse, mère comblée, femme de son temps. Fernanda Torres prend toute cette histoire sur ses épaules, telle une croix qu’elle doit porter pour rendre hommage à ces oubliés de l’Histoire. Elle incarne littéralement Eunice Paiva – ses bonheurs et ses douleurs, sa résilience et sa souffrance – comme une mère courage qui nous emporte dans son destin hors du commun. Une femme en colère qui préfère laisser passer l’orage pour mieux prendre sa revanche (légale) des décennies plus tard.
C’est ce qui en fait presque un film « coming-of-age », soit le parcours émancipateur d’une victime (de guerre) qui se mue en héroïne (institutionnelle), sans faire de bruits. Toute cette odyssée qu’elle aborde avec panache se heurte à de nombreux obstacles, à commencer par le machisme traditionnel, la presse muselée, l’absurdité d’un système. Tandis que son monde s’effondre, elle choisit de renoncer à sa vie passée pour mieux reconstruire le présent.
Courber l’échine du diable

Fernanda Torres, flamboyante dans les années 1970 et déterminée dans les années 1990, traduit impeccablement l’évolution de son personnage, dans toutes ses nuances. Elle traduit l’effroi qui saisit des gens ordinaires quand la tyrannie détruit leur existence. Et elle nous embarque tout autant dans son mode survivaliste pour donner un sens aux épreuves traversées.
On comprend bien ce que Walter Salles est allé chercher dans cette quête. Après l’ère fascisante Bolsonaro, et son lot d’injustices et de désinformation, son coup d’état avorté et ses multiples scandales de corruption, rien de mieux qu’une histoire vraie ressurgie du passé et qui fait tant écho au présent. Rien de plus engagé que de plaider la cause des disparus (anonymes ou célèbres) et de réclamer non pas une réconciliation nationale à la Mandela, mais bien une politique de réparation pour les familles des suppliciés et les assassinés. La fin de l’impunité pour 20 0000 victimes et des milliers de disparus.
En effet, Walter Salles ne fait pas preuve d’un formalisme ou d’une audace cinématographique qui auraient pu rendre le film plus intense. Mais il n’a rien perdu de sa sensibilité pour nous toucher au cœur et faire de Je suis là une tragédie aussi réservée que fragile. À l’image d’Eunice, qui sur le crépuscule de sa vie, a préféré choisir l’oubli. Il offre le rôle taiseux à la grande Fernanda Montenegro (par ailleurs sa star de Central do Brasil et la vraie mère de Fernanda Torres) pour qu’on ne l’oublie pas justement. Finir sur une telle note émotive, sans forcer la partition, démontre bien que Walter Salles a eu raison de faire une longue pause. Son désir viscéral de cinéma se révèle de la plus belle des manières.
Je suis toujours là (Ainda Estou Aqui ; I'm still here)
Venise 2024. Prix du meilleur scénario.
Durée : 2h15
Sortie en salles : 15 janvier 2024
Réalisation : Walter Salles
Scénario : Murilo Hauser et Heitor Lorega
Avec Fernanda Torres, Fernanda Montenegro, Selton Mello, Antonio Saboia, Marjorie Estiano, Humberto Carrão, Valentina Herszage, Maeve Jinkings
Distribution : Studiocanal